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Vers une fin précipitée des opérations militaires françaises dans l’espace sahélien ?

L’avenir des opérations militaires françaises dans l’espace sahélien est incertain depuis plusieurs mois. La brouille entre les autorités maliennes et le Quai d’Orsay s’est encore accentuée en ce début d’année 2022, comme le montre le renvoi de l’ambassadeur de France au Mali le 31 janvier 2022 : les tensions franco-maliennes pourraient ainsi se traduire non plus par la reconfiguration amorcée du dispositif d’intervention, mais par sa suppression pure et simple.

Les décisions annoncées à l’été 2021 depuis Paris auguraient déjà d’importants changements pour la force Barkhane. Ceux-ci étaient notamment justifiés par la détérioration des liens entre le gouvernement malien et son homologue français, et par l’hostilité croissante à l’intervention militaire hexagonale manifestée par certaines franges des populations sahéliennes. Les changements visaient une transformation et une réduction profonde et rapide de la présence militaire française. Depuis ces annonces de l’été, les événements se sont précipités. En janvier 2022, les autorités maliennes sont désormais sous sanction de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), avec laquelle elles ont engagé un bras de fer. Également touché par les attaques des groupes armés, le voisin burkinabé est lui aussi dirigé par une junte. Comme au Mali, un scénario de rupture entre les putschistes burkinabés et les partenaires du pays, bien que plus improbable, reste possible. Dans ce contexte opérationnel toujours plus incertain, complexe et potentiellement hostile, les réaménagements proposés en 2021 du dispositif militaire français ont-ils encore un sens ? Si le départ devient la seule option, quelles pourraient en être les conséquences pour la sécurité de l’espace sahélien ?

Retour sur la reconfiguration annoncée de Barkhane

Retour en arrière. Le 10 juin 2021, Emmanuel Macron annonçait la fin de l’opération Barkhane au profit d’une mission d’appui et de soutien aux armées régionales. Engagées depuis 2013 dans la lutte contre les groupes armés terroristes, les troupes françaises devaient laisser la place à une « coalition internationale » dont la composition restait à préciser. Un mois plus tard, le 9 juillet 2021, le président français précisait que la fin annoncée de l’opération n’était pas synonyme d’une fin de la présence française dans la région sahélienne. Plus précisément, l’objectif dévoilé consistait à limiter « à terme » cette présence militaire française alors forte d’environ 5 100 hommes dans la région sahélienne à un effectif compris « entre 2 500 et 3 000 hommes ». Concrètement, la reconfiguration du dispositif militaire français devait se traduire par :

1. La fermeture des bases françaises situées dans le nord du Mali, notamment celles de Kidal, Tessalit et Tombouctou.

2. Le transfert progressif du commandement opérationnel des forces françaises de Gao, quartier général malien de la force Barkhane, à Niamey, la capitale du Niger, d’où la task force Takuba, constituée de forces spéciales européennes devrait être coordonnée.

3. La montée en puissance de Takuba, actuellement forte d’environ 600 hommes – français, italiens, estoniens, suédois et tchèques -, qui devrait accompagner au combat les armées de la région « dans un périmètre élargi » au-delà de la zone dite des trois frontières (Mali, Burkina, Niger).

Scrutées par les experts en sécurité régionale, ces annonces ont été diversement interprétées. Selon certains, il s’agissait d’une décision programmée pour adapter le dispositif de lutte antiterroriste aux évolutions de la menace djihadiste. Au crédit de cette explication, rappelons qu’il était prévu dès 2013 que les armées locales puissent, à moyen terme, prendre le relais de l’intervention étrangère. D’autres interprètent l’annonce des autorités françaises comme la conséquence directe de la brouille entre Paris et Bamako. Depuis le putsch d’août 2020, les relations entre Paris et la junte militaire malienne sont délicates. En avril 2021, Paris se gardait de commenter la succession d’Idriss Déby au Tchad et assurait une présence officielle à l’intronisation de son fils, mais les autorités françaises n’ont pas fait preuve de la même mansuétude vis-à-vis des autorités maliennes. Ce traitement asymétrique des partenaires sahéliens de Paris n’a pas échappé à la junte [1].

À Paris, la présence trop massive de militaires dans le gouvernement de transition dirigé par Choguel Kokalla Maïga, l’actuel Premier ministre malien, sa volonté de dialoguer avec les groupes armés et la russophilie prononcée des autorités maliennes sont perçues comme des provocations, compte tenu du refus de Paris de « négocier avec les terroristes » et de la tiédeur des relations russo-européennes. L’Hexagone y trouverait donc une justification bienvenue pour un redéploiement stratégique, que les autorités maliennes ont préféré interpréter comme un désengagement justifiant la recherche de nouveaux partenaires. À la tribune de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, le 27 septembre 2021, Choguel Kokalla Maïga indiquait que « la nouvelle situation née de la fin de Barkhane, plaçant le Mali devant le fait accompli et l’exposant à une espèce d’abandon en plein vol […] conduit à explorer les voies et moyens pour mieux assurer la sécurité de manière autonome avec d’autres partenaires ». Provoquant le courroux de Paris, le Premier ministre malien se gardait alors de mentionner l’organisation russe Wagner, que beaucoup considèrent comme l’armée occulte du Kremlin, maintes fois critiquée depuis Paris.

Les annonces de reconfiguration du dispositif français peuvent enfin s’interpréter dans une perspective électorale. À l’approche des élections présidentielles françaises d’avril 2022, certains estimaient déjà, à un an du scrutin, que l’effritement du soutien à Barkhane, ne plaidait pas en faveur de son maintien en l’état. Réduire le choix des autorités françaises à un simple calcul politique est certainement trop réducteur, mais retenons ces trois lignes d’explication – évolution logique au regard de la situation de terrain, difficultés avec les autorités maliennes et perspectives électorales – pour rendre compte des motivations du gouvernement français et ses ajustements permanents.

Les motivations du gouvernement français

En annonçant, dès juillet 2021, leur participation aux futurs dispositifs sécuritaires sous un jour renouvelé, les autorités françaises souhaitaient ménager simultanément leur opinion publique et leurs partenaires africains. Selon Jenny Raflick, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nantes, un départ précipité se serait alors apparenté à un aveu implicite d’échec, susceptible de décrédibiliser durablement la France à l’international, et notamment auprès de ses alliés africains. Ce départ pourrait de plus accélérer l’emprise russe sur le pays, et confirmer une réorientation stratégique des relations entre le Mali et la communauté internationale, amorcée depuis les premiers jours du coup d’État d’août 2020. Si un départ apparaissait donc précipité en juillet 2021, le maintien de troupes dans l’espace sahélien est-il aujourd’hui tout simplement possible ?

Début janvier 2022, la junte malienne s’estimait dans l’incapacité d’organiser des élections présidentielles et législatives, initialement prévues à la fin de février 2022, du fait de l’insécurité persistante dans le pays. Franchissant le Rubicon, elles repoussaient de cinq ans ces élections prévues suite aux négociations engagées avec la CEDEAO à l’été 2020. Sachant que les précédents scrutins avaient été contestés, la junte justifiait ce report par la nécessité de réformes préalables nécessaires à la légitimité du processus électoral.

En réaction, les dirigeants ouest-africains ont décidé, le 9 janvier 2022 à Accra (Ghana), de sanctionner lourdement le Mali. Apparemment soutenues par les populations de Bamako, les autorités maliennes engageaient un nouveau bras de fer avec la CEDEAO et la France, initiatrice supposée des décisions de l’organisation régionale ouest-africaine ! Soutenue par les populations bamakoises, la junte s’est dite déterminée à appliquer des mesures réciproques aux États membres de la CEDEAO et à leurs partenaires sur le terrain (Union européenne, Union africaine, Nations unies). Depuis, les autorités maliennes accusent les forces internationales – Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et Takuba – de violation régulière de leur espace aérien national et perturbent les opérations militaires engagées. Entre-temps, la présence de Wagner au Mali était bien confirmée.

Un contexte sahélien incertain

Le 24 janvier 2022, le Burkina Faso basculait à son tour : le président élu Roch Marc Christian Kaboré était renversé. Au Burkina Faso, les opérations françaises sont depuis plusieurs mois régulièrement perturbées par des populations remontées, fréquemment victimes des violences commises par les groupes terroristes armés et pourtant hostiles à une présence française dont elles ne perçoivent pas l’efficacité. La présence de ces troupes y serait devenue un facteur de résurgence d’une critique diffuse et protéiforme des relations entre les anciennes colonies et la métropole, certainement alimentée par des puissances étrangères, par l’attitude des dirigeants maliens, mais aussi par certaines incohérences ou errances des autorités françaises [2].

À l’instar des autorité maliennes, la junte burkinabé sera sanctionnée par la CEDEAO si elle ne promet pas un retour rapide à la démocratie. Si sa feuille de route ne coïncide pas avec les ambitions de la CEDEAO, un scénario malien, néanmoins peu probable, n’est pas impossible au Burkina Faso. Quelles que soient les évolutions à Ouagadougou, il faudra du temps à cette junte, ou au pouvoir qui lui succédera, pour devenir un partenaire de confiance des États membres de l’opération Takuba. Ainsi, dans la zone des trois frontières, seul le Niger, où le pouvoir pourrait aussi se révéler plus fragile qu’il n’y paraît [3], semble vouloir ne pas faire défaut à la communauté internationale et à ses opérations sahéliennes. Est-ce une garantie suffisante pour poursuivre une opération contestée ? Si la France entend toujours recentrer son dispositif d’intervention sur un espace transfrontalier (Niger, Mali, Burkina Faso), elle devra à court terme s’appuyer sur un partenaire malien ouvertement hostile et un partenaire burkinabé dont la sincérité devra être éprouvée. Or, combattre dans un environnement de terrain devenu ouvertement hostile aux côtés de partenaires peu attachés à la forme démocratique et en quête de solidarités internationales incompatibles avec les valeurs européennes n’est certainement pas sans risques opérationnels et stratégiques. À moins que le contexte hexagonal pèse finalement plus qu’on l’imagine, qu’il justifie un statu quo pour les prochains mois et retarde les décisions, ou que d’autres considérations stratégiques justifient le maintien des troupes.

Pour les populations maliennes et burkinabés, un départ ne serait certainement pas sans conséquences. Fin août 2021, le désengagement programmé du Nord Mali et la réorientation de la lutte contre les groupes armées vers la zone des trois frontières laissaient le champ libre aux groupes armés du Nord Mali, où les factions touarègues et les djihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilés à Al-Qaïda, opèrent, sans qu’a priori, l’État malien ne dispose des moyens d’intervention nécessaires pour faire face… La fin de l’opération Takuba, qui précipiterait un départ français, obligerait les armées sahéliennes à assurer la sécurité dans la zone des trois frontières. Sans relais de nouveaux partenaires rompus aux opérations antiterroristes ou sans dialogue fructueux avec les groupes armés, c’est certainement « mission impossible [4] ». Pourtant, aujourd’hui, à Bamako, une milice privée (le groupe Wagner) et une armée putschiste ont plus de légitimité populaire qu’une opération internationale appuyée par un gouvernement certes critiquable mais néanmoins élu. Et demain ? La capacité des autorités maliennes à satisfaire les attentes de populations fragilisées sur les plans sécuritaire et économique déterminera l’avenir politique de l’actuel gouvernement malien. Pour y parvenir, un préalable est de sortir de l’isolement diplomatique. Mais tout ceci est l’affaire des populations maliennes et non celle des autorités françaises.

 


[1] La dénonciation des autorités françaises est plus relayée que d’autres. Il convient donc de rappeler que la CEDEAO a décidé de sanctionner les personnalités maliennes impliquées dans le retard de l’organisation des élections démocratiques promises par le gouvernement de transition pour février 2022. Il est cependant vrai que les autorités françaises n’ont pas accueilli d’autres coups d’État (Guinée) ou prises de pouvoir sans élection (Tchad) avec la même fermeté.

[2] Régence économique des pays de l’UEMOA depuis plus de 30 ans, appui aux dictateurs tchadien et camerounais mais condamnation des putschs au Mali et au Burkina, traitement paternaliste des dirigeants africains, prises d’intérêt douteuses de certains opérateurs économiques, etc. Voir par exemple l’ouvrage collectif Borrel Thomas et alii, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Paris : Seuil, 2021) pour découvrir le contexte d’action des forces d’intervention dans l’espace sahélien, et les critiques émises à l’encontre de la France en Afrique de l’Ouest. Voir également Malagardis Maria, « « Sentiment antifrançais » en Afrique : « En huit ans, la présence militaire au Sahel n’a rien réglé, bien au contraire » », Libération, 26 novembre 2021.

[3] Une tentative de coup d’État y avait été déjouée deux jours avant l’investiture du président élu Mohamed Bazoum.

[4] L’expression avait été utilisée pour qualifier la situation des opérations françaises en novembre 2019.

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