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Un passage à l’âge adulte ressenti plus tard, surtout chez les hommes

La perception des âges de la vie est une construction sociale mouvante, dépendant de facteurs culturels, économiques, démographiques (notamment l’espérance de vie), etc. L’entrée dans l’âge adulte est particulièrement emblématique, car elle correspond souvent à une série d’étapes clefs (quitter le domicile parental, finir sa scolarité ou ses études…) et à une modification du rapport individuel à la notion de responsabilité pouvant avoir un impact sur le statut juridique des personnes au sein d’une société donnée (obtenir le droit de vote, écoper de peines plus lourdes en cas de crime…), mais aussi sur les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres.

Or, au-delà des textes juridiques qui définissent souvent un âge de majorité, cette perception de l’âge d’entrée dans la phase adulte est structurellement liée au genre, comme le montrent les chiffres issus des European Social Surveys (ESS) : en 2018, les Européens de tous âges et sexes confondus estimaient que les femmes atteignent l’âge adulte en étant en moyenne deux ans plus jeunes que leurs homologues masculins. Cette différence est d’un peu plus d’un an en Islande, contre trois ans et trois mois en Espagne (par ailleurs l’un des rares pays où le passage à l’âge adulte a reculé pour les hommes mais avancé pour les femmes) [1].

Évolution de la perception de l’âge d’entrée à l’âge adulte par pays en Europe (2006-2018)

Source : The Timing of Life: Topline Results from Round 9 of the ESS, ESS, vol. 11, juin 2021, p. 3.

Cet écart s’est même accru légèrement entre 2006 et 2018, passant de 22 mois et demi à presque 26 mois. Or, ce recul du passage perçu à l’âge adulte concerne principalement les hommes : l’âge perçu pour cette transition a augmenté de presque sept mois chez eux [2], contre seulement trois mois et demi pour les femmes.

Évolution de l’âge moyen perçu du début de l’âge adulte, et de son écart entre hommes et femmes en Europe (2006-2018)

Comment expliquer d’une part les écarts entre pays, et d’autre part cette évolution différenciée selon le genre ?

De nombreuses variables peuvent entrer en cause : le degré de maturité psychologique, les relations sociales et amoureuses, l’indépendance économique, plus globalement le contexte culturel et historique… Des démographes hongrois proposaient ainsi, en 2013, une grille d’analyse construite autour de quatre critères objectivables : l’âge de départ du domicile familial, l’âge du premier emploi à temps plein, l’âge d’emménagement avec un(e) conjoint(e) et l’âge du premier enfant.

Qu’en est-il de ces différents indicateurs pour les Européen(ne)s ? En 2021, les ressortissants masculins de l’Union européenne décrochaient en moyenne leur premier emploi à temps plein à 22 ans, contre 23 ans pour les femmes — ces dernières ayant tendance à faire plus d’études (par exemple, 56 % des étudiants français en 2020 étaient des femmes).

À l’inverse, les femmes quittent en moyenne le domicile familial deux ans plus tôt que les hommes. Malgré des différences majeures entre pays (variant pour l’ensemble de la population d’environ 21,4 ans en Finlande à 33,4 ans au Portugal), dans aucun pays étudié les hommes ne quittent, en moyenne, le domicile familial plus tôt que les femmes.

Âge moyen de départ du domicile familial en 2021 dans les pays européens

Source : « Important Milestones in Life », Eurostat, 2021.

Des données partielles suggèrent aussi que les femmes se marient et ont leur premier enfant plus jeunes que les hommes : en Europe, les femmes se marient en moyenne deux ans plus tôt, et le même écart s’observe pour l’âge au premier enfant, comme c’est le cas en France.

Âge moyen au mariage dans l’Union européenne en 2021, selon les pays et le sexe

D’autres facteurs peuvent être considérés, comme les différences genrées d’éducation, par exemple en matière de participation aux tâches ménagères. Les jeunes filles sont en effet plus susceptibles d’aider leurs parents (le plus fréquemment leur mère) dans les tâches domestiques d’après un sondage Ipsos de 2019 — quand bien même 9 parents sur 10 estimaient que filles et garçons étaient totalement égaux au sein de leur foyer. Cette participation précoce pourrait contribuer à responsabiliser davantage les filles que les garçons à âge égal.

Néanmoins, les écarts entre femmes et hommes observés sur la plupart de ces critères (mariage et parentalité notamment) semblent être stables sur la période considérée dans l’ESS. Par exemple, l’écart genré d’âge au départ du domicile familial est passé de 2,5 ans en 2006 à 1,9 an en 2018 à l’échelle de l’Union européenne. Comment dès lors expliquer la tendance à l’augmentation de l’écart genré d’âge perçu de passage à l’âge adulte ?

Une autre clef pourrait être liée à l’importance relative donnée à ces différents critères de définition du passage à l’âge adulte : à titre d’illustration, est-ce qu’avoir un premier emploi est considéré comme plus représentatif de cette transition à l’âge adulte que le fait de quitter le domicile familial ?

En fonction des pays et du genre considérés, les réponses à ce type de questionnement diffèrent, selon un article daté de 2013. Par exemple, dans les pays nordiques (Danemark, Finlande, Norvège, Suède), le passage à l’âge adulte est avant tout, et pour les deux sexes, associé au départ du domicile familial ; à l’inverse, dans l’ensemble des pays du sud et de l’est de l’Europe, le premier emploi et la parentalité sont les premiers facteurs considérés, tant pour les hommes que pour les femmes. À l’échelle européenne, des différences genrées s’observent : l’âge du premier emploi est le premier facteur considéré pour les deux sexes, mais le second plus important est l’âge de la parentalité pour les femmes et l’âge de départ du domicile familial pour les hommes.

Autrement dit, si les Européens jugent différemment l’entrée dans l’âge adulte pour les femmes et les hommes, c’est peut-être parce que les critères sociétaux qui définissent le passage à l’âge adulte, et par extension ce que signifie être adulte pour les femmes et les hommes, évoluent. Et que les critères désormais considérés comme les plus importants conduisent à estimer que les femmes deviennent adultes (autrement dit, autonomes) plus jeunes que les hommes.

Or, ces critères pourraient encore évoluer à l’avenir. Ainsi, l’augmentation (déjà observée) de la part des jeunes adultes qui ne sont pas en couple et / ou n’ont pas d’enfant, et / ou sans emploi stable conduira nécessairement les sociétés européennes à repenser leur définition même de l’âge adulte. Il n’est ainsi pas interdit de penser que les critères familiaux — emménagement avec un(e) conjoint(e), mariage, premier enfant… — seront de moins en moins considérés. Cela sera-t-il suffisant pour résorber l’écart perçu entre hommes et femmes aujourd’hui sur l’âge auquel on devient adulte ? Quels seront par ailleurs les nouveaux critères qui pourraient définir ce que signifie être adulte ? Se centrera-t-on davantage sur la maturité émotionnelle et psychologique ? Avec quels effets alors sur les relations interpersonnelles entre hommes et femmes mais aussi entre générations ?

  1. Source : European Social Survey, vague 9 en 2018 et vague 3 en 2006. Des traitements ont été appliqués sur les données brutes disponibles sur le site (poids post-stratification, élimination des valeurs extrêmes…). L’échantillon a été divisé en deux pour cette question : la moitié des personnes sondées, hommes comme femmes, ayant été interrogées sur leur perception des âges de la vie pour les hommes, l’autre moitié pour les femmes. URL : https://ess.sikt.no/en/?tab=overview pour les données brutes ; https://www.europeansocialsurvey.org/sites/default/files/2023-06/TL11_Timing_of_Life-English.pdf pour les données traitées et analysées. Consultés le 4 septembre 2024.

  2. Pour les pays dont les données sont disponibles aux deux dates. Source : ESS 2006 et 2018, calculs de l’auteur. Voir The Timing of Life: Topline Results from Round 9 of the ESS, ESS, vol. 11, juin 2021.

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