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Travail féminin : un point de vue

Schéma général d’aménagement de la France, « Travail féminin : un point de vue », TRP, 54, février 1975, 150 p.

La société industrielle avancée définit une organisation sociale sans exemple dans l’histoire : une société hiérarchisée en mutation permanente. Au rythme de sa pénétration dans la production, le commerce, les services et l’agriculture, elle produit des déséquilibres et suscite des résistances. Elle étend son hégémonie à l’ensemble des activités économiques en intégrant dans l’économie de marché des sphères jusqu’alors préservées. Si, jusqu’à présent, son développement a rencontré des obstacles partiels (agriculteurs, commerçants, grèves ouvrières…) ou plus menaçants (mai 1968), il n’a pas provoqué de remise en cause radicale. Ceci parce que la société industrielle avancée tire sa légitimité et l’organise par un discours sur le progrès : « La croissance profitera à tous et aménagera le bonheur ». Il n’y aurait pas eu d’écho favorable si le thème était pur sophisme.
Mais depuis quelques années, dans une société où l’on parlait d’abondance ou d’opulence, le discours sur l’inégalité est au centre des débats. Rien apparemment ne sera résolu de manière fondamentale dans une société où l’importance croissante des « effets de signes » continuera d’être prépondérante et où la quête de bien-être s’apparentera à l’effort de l’homme de Sisyphe.
D’aucuns s’étonnent aujourd’hui de la diversification et de la surcharge des demandes sociales. Ce « toujours plus » n’est que la traduction de l’idéologie productiviste du « produire plus » ; l’expression plus récente du choix de la qualité de la vie – au travail, dans la ville, dans les loisirs – n’est que l’envers positif d’un système qui, par essence, gaspille des biens ou détruit des valeurs sans lui en substituer de nouvelles. Deux types de logique développent dialectiquement leurs effets et sont moteurs du changement social : la logique des forces matérielle et celle des aspirations des hommes dans les rapports qu’ils instaurent entre eux.
Les mutations économiques rapides, la forte mobilité professionnelle et géographique, le progrès technique, l’urbanisation, l’accentuation de la division sociale et technique du travail d’une part, la pénétration lente des idéologies de refus de reproduction des rapports de production existants, la montée d’une jeunesse souvent porteuse d’idées radicales, la persistance des inégalités, le déclin des Églises, d’autre part, bousculent les pouvoirs, les statuts et les rôles, les positions et les valeurs acquises et rendent plus difficile fla régulation sociale. Quelques-uns de ces thèmes représentaient, il y a quelques années, le fond commun de la réflexion critique sur la société ; elles sont petit à petit partagées par une partie toujours plus large de la population.
Une interrogation tout aussi fondamentale a surgi depuis peu sur le type et les modalités de la croissance économique. L’émergence des pays du tiers monde et la crise monétaire vont modifier les équilibres socio-économiques internationaux. Ces contraintes nouvelles posent aux sociétés industrielles occidentales de véritables défis : réflexions sur le type de croissance, la restructuration et la délocalisation industrielle, la division internationale du travail, la nécessité de dégager des gains de productivité dans le tertiaire, etc., l’aptitude à y répondre rapidement et efficacement conditionnera l’avenir.
Nous sommes entrés depuis quelques années et pour une longue période dans une phase de transition où la redéfinition de nouveaux équilibres sociaux et de nouvelles formes de régulation s’imposeront, sinon le caractère de plus en plus anomique de notre société risque de la paralyser ou suscitera des attitudes autoritaires. Toute analyse sur la place de la femme dans la société ne peut que s’inscrire dans une interrogation globale de cette nature.
Sans conteste, on assiste depuis quelques années au surgissement massif d’un problème latent et longtemps refoulé : le statut et le rôle de la femme dans la société. C’est par un singulier paradoxe que celles qui « portent la moitié du ciel » ont pu être qualifiées de minorité. Depuis peu, il semble que l’on assiste ici et là, parallèlement à la revendication d’autres groupes, à une remise en cause par elles-mêmes de leur situation fondamentalement inégalitaire. Ce changement d’attitude implique pour tous les décideurs – politiques, administratifs, économiques, et syndicaux – de multiples conséquences relatives à l’emploi, l’école, la hiérarchie ou la famille.
Pour sa part, l’Aménagement du territoire, qui depuis son origine s’est attaché au développement de politiques d’infrastructures et d’équipement, de localisation d’entreprises ou de reconversion d’activités, éprouvait simultanément la nécessité de valoriser la qualité de son action et d’apprécier les conséquences sociales que ses interventions contribuaient à provoquer – dans l’immédiat mais aussi sur le long terme. Pour mieux définir et adapter son action, la DATAR avait besoin d’une étude à la fois synthétique et analytique sur l’attitude et le comportement des femmes face au travail, univers circonscrit quoique de plus en plus important de la vie féminine. C’est sur ce thème qu’a été demandée à Mme Andrée Michel, Maître de recherche au CNRS, de nous donner une version libre, c’est-à-dire personnelle, du travail féminin et du changement social. Les criques et observations viendront probablement de tous bords ; nous sommes persuadés que les questions que pose l’auteur seront au cœur du débat en cette « année de la femme ».
L’année 1975 verra se multiplier les colloques et journées d’études, les discours ; elle constituera en outre une année test pour l’évolution de la situation de la femme. Dans une période d’accroissement du chômage, de concentration, de fermeture ou de délocalisation d’activité à fort pourcentage de main-d’œuvre féminine, d’accélération du progrès technique notamment dans le tertiaire, d’accroissement de la mobilité géographique liée à la restructuration industrielle qui posera de graves problèmes dans les ménages où l’homme et la femme travaillent…, les femmes – maillon faible de la force de travail – ne risquent-elles de supporter plus que l’ensemble de la collectivité les changements liés à la crise ? La politique qui se dessine et qui a déjà pour acquis de nombreuses mesures tendant à modifier l’état de fait doit se poursuivre et s’accélérer si elle veut être en mesure de faire face aux pressions que ne manqueront pas d’exercer les femmes. L’impulsion donnée au sommet devra être relayée dans toutes les sphères de la société, notamment dans l’entreprise, faute de quoi les mesures les plus justes ou les plus généreuses resteraient lettre morte.
Peu de personnes en doutent, la période que nous allons connaître dans la décennie qui vient constitue pour la société une phase de transition dans laquelle les statuts et les rôles dans la famille, l’école, l’entreprise et les loisirs, vont se modifier profondément pour atteindre une nouvelle phase d’équilibre.
L’histoire déroule sa logique d’universalisation des valeurs malgré les survivances tenaces ; la crise, de manière apparemment paradoxale, peut constituer un facteur permettant de débloquer la situation des femmes.

#Féminisme #Société #Travail