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Pourquoi les prospectivistes se sont-ils trompés concernant l’Ukraine ?

Dans la longue histoire des surprises stratégiques, la première guerre de haute intensité du XXIe siècle apporte son lot d’enseignements nouveaux sur les biais cognitifs qui, à intervalles réguliers, obscurcissent le jugement des décideurs.

Face au déploiement massif de troupes russes près des frontières de l’Ukraine — à l’automne 2021, Moscou avait massé près de 90 000 soldats près de la frontière ukrainienne —, beaucoup, sinon une grande majorité des experts, ont annoncé un leurre destiné à obtenir des concessions symboliques ou à grignoter une portion de territoire ukrainien sur le mode du fait accompli, comme ce fut le cas avec la Crimée en 2014. Ces derniers ont été stupéfaits par la décision de Vladimir Poutine de tenter l’annexion totale du pays le 24 février 2022. Des exercices militaires aux false flags faux incidents destinés à conduire le gouvernement ukrainien à déclencher une guerre qu’il n’a jamais souhaitée —, en passant par des actions de sabotage, l’Ukraine a pourtant fait face à une intense campagne d’actions préparatoires à l’invasion, destinée à briser le moral de sa population et de son armée en amont du 24 février. Face à une telle accumulation de signaux alarmants, comment expliquer le scepticisme persistant de certains décideurs internationaux qui ont pourtant eu accès à des informations cruciales ? Que révèle-t-il sur la capacité des nations à répondre efficacement à des menaces sérieuses et imminentes ?

La non-raison de la raison

Dans un article paru dans la revue Security Studies, les chercheurs Jonas Driedger et Mikhail Polianskii livrent une radioscopie des représentations des experts en amont de la guerre en Ukraine. Leur objectif ? Comprendre pourquoi leurs prévisions étaient erronées. Plusieurs postulats sont en cause.

Le principal tient à l’emploi d’un raisonnement utilitariste (utility-based predictions), prêtant au régime russe un comportement naturellement enclin à la prudence. À l’instar d’Eugene Chausovsky, de nombreux experts estimaient que celui-ci s’était montré « plutôt conservateur et peu enclin à prendre des risques, avec une forte analyse coût-bénéfice » dans son usage de la force armée. En épousant cette perspective, il aurait donc été naturellement porté vers une intervention limitée — ou pas d’intervention du tout —, en raison des coûts énormes qu’engendrerait un tel projet, tels que des sanctions économiques sévères, un isolement international, et une guerre prolongée qui pourraient affaiblir le régime de Vladimir Poutine.

Si ces prévisions se sont révélées justes — la Russie a effectivement payé un prix humain, financier et réputationnel énorme —, elles ont sous-estimé l’appétit croissant du régime de Vladimir Poutine pour la prise de risque comme tendance de long terme. À travers l’attaque de la Géorgie, l’intervention en Syrie et l’annexion de la Crimée la même année, les analystes ont conclu à un désir de mener des interventions limitées — donc prudentes vis-à-vis des rivaux stratégiques occidentaux. Mais c’est un autre constat qui s’impose : la politique étrangère de Moscou a été tendanciellement de plus en plus aventureuse, au mépris des conventions internationales et des pertes humaines, et portée à « privilégier les gains stratégiques sur les effets économiques ».

Jonas Driedger et Mikhail Polianskii attribuent ces errements des experts occidentaux à l’« heuristique de disponibilité », biais identifié en psychologie, qui pousse les individus en situation d’incertitude à accorder une trop grande confiance aux événements passés — en l’occurrence la réussite apparente de l’annexion de la Crimée et du Donbass par fait accompli en 2014. Ces experts ont vu dans cette intervention une opération limitée, à faible coût pour la Russie, et ont projeté cette même prudence sur la situation de 2022, sans anticiper l’évolution plus aventureuse de la politique de Vladimir Poutine.

Chronique d’une auto-intoxication

Alors que les indices d’une offensive à grande échelle se faisaient de plus en plus évidents, l’idée d’un coup de bluff a persisté dans les esprits. Outre les discours de plus en plus menaçants de Vladimir Poutine, le Washington Post, dans une enquête sur les mois précédant le début de la guerre, mentionne que fin 2021, l’administration Biden partageait des renseignements très précis sur les intentions russes avec ses alliés. Cependant, certains pays européens, notamment l’Allemagne et la France, ont conservé des doutes sur la véracité de ces informations ; une méfiance provoquée par l’incapacité à comprendre pourquoi Vladimir Poutine essaierait d’envahir un grand pays comme l’Ukraine avec juste quelques dizaines de milliers de soldats, et renforcée par le souvenir des manipulations de Colin Powell en 2003 concernant la présence d’armes de destruction massive en Irak. Seuls les Britanniques et les pays baltes étaient prêts à réagir et à armer l’Ukraine, selon l’enquête.

Face à ces évidences, le Kremlin maintenait, de son côté, dans ses éléments de langage, des signaux déceptifs destinés à entretenir une ambiguïté stratégique favorable à l’effet de surprise. En témoigne, par exemple, une conversation tenue entre Ben Wallace, le ministre britannique de la Défense, et son homologue russe, Sergei Choïgou, le 11 février 2022, à Moscou, où ce dernier affirmait encore que la Russie ne « planifiait aucunement d’envahir l’Ukraine ».

En élargissant la focale de notre analyse, on peut attribuer cette indécision des Occidentaux à un désir à tout crin de paix et à la tentation d’observer toutes les actions russes comme confirmant ce désir. Un biais relevé par la célèbre prospectiviste Roberta Wohlstetter dans un article au titre révélateur, « The Pleasures of Self-deception », publié en 1979. S’interrogeant sur les raisons qui ont poussé les Britanniques à préférer croire que l’Allemagne cherchait à éviter une course aux armements dans les années 1930, ce malgré des signaux clairs de réarmement agressif, celle-ci évoquait le phénomène de « prophéties suicidaires » : la tentation est forte pour les experts et des décideurs de minimiser les informations n’entrant pas dans les représentations individuelles ou collectives (wishful thinking). Si les situations de dissonance cognitive tendent à être minimisées ou ignorées, les informations ambiguës sont, elles, mises en cohérence avec les préconceptions concernant l’environnement stratégique. Dans une enquête consacrée à la surprise de l’attaque de Pearl Harbor, Wohlstetter avait, sur le même modèle, souligné les erreurs cognitives des décideurs américains, qui considéraient l’éventualité d’un assaut contre cette flotte basée dans l’archipel hawaïen comme illogique et absurde, malgré des renseignements indiquant précisément cette intention.

Comment repenser la méthode prospective à l’épreuve des ruptures stratégiques ?

En analysant les ruptures stratégiques a posteriori, les commentateurs ont la fâcheuse tendance de les présenter comme plus prévisibles qu’elles ne l’étaient dans les faits. Un effet trompe-l’œil souvent suivi d’un « plus jamais ça » qui ne résiste pas à l’épreuve de la réalité, car de nouvelles ruptures apparaissent, chamboulant les certitudes. Avec le recul, il semble clair que les « victimes » disposaient d’informations substantielles de l’imminence des événements. La guerre en Ukraine ne fait pas exception. Par-delà les enseignements spécifiques au conflit, plusieurs enjeux se font jour pour la méthode prospective :

• Le premier, évident, est le devoir de continuer à « voir loin, à voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, et penser à l’homme » et d’éviter, comme l’historien François Hartog le craignait, une « dictature du présent » à la sortie de pandémie de Covid-19, créée par un espace médiatique saturé par le traitement des crises les plus prégnantes, aux dépens de la prise en compte d’enjeux de plus long terme, notamment l’irruption de nouvelle ruptures stratégiques.

Cependant, toutes les crises ne peuvent pas être évitées et nous ne pouvons qu’adhérer à la remarque de Michael I. Handel qui rappelait que « la deuxième préoccupation la plus importante après le fait d’éviter la surprise consiste à être à même de s’en accommoder une fois qu’elle se produit [1] ». Des stratégies d’entreprises et des États, notamment concernant le stockage, les approvisionnements en métaux critiques, ou encore la structuration de leurs chaînes de valeur, semblent refléter cette nouvelle approche d’un futur incertain.

Enfin, le conflit confirme cette opinion qu’avait Andrew Carnegie : « être un pionnier ne paie pas ». À la fin du XIXe siècle, ce dernier enseignait que les scénarios réels qui se déroulent sont souvent complètement en dehors des hypothèses les plus pessimistes ou les plus optimistes. Dès lors, il semble plus que nécessaire d’ouvrir davantage la prospective à l’étude des ruptures stratégiques, à des scénarios a priori invraisemblables.

Construire ces hypothèses de rupture exige de recourir à des outils centrés sur l’analyse systémique des jeux d’acteurs, mais aussi permettant d’analyser leur identité profonde. Pour cela, multiplier et combiner les approches (analyse morphologique, scénarios normatifs, design fiction…) afin de faire le tour d’un sujet ne suffit pas. En effet, la surprise stratégique de l’Ukraine nous enseigne plus particulièrement l’importance de cultiver notre « empathie stratégique ». Entendue comme la capacité — affectivement et moralement neutre — de comprendre le rapport d’autrui à la guerre, l’empathie stratégique vise à mieux anticiper les comportements des acteurs et les décisions qu’ils pourraient prendre [2].

En effet, en dehors des facteurs qui composent la puissance militaire russe, il est apparu que la rationalité du régime pouvait avoir été limitée par une asymétrie d’information liée à l’environnement fermé dans lequel évoluent les dirigeants et la société russes, pollué par la désinformation, au risque de créer et d’entretenir une bulle informationnelle.

C’est pourquoi, pour faire preuve d’empathie stratégique, il semble important de dépasser les analyses basées seulement sur des facteurs matériels (économie, militaire, budget) — pour explorer les racines culturelles, sociales d’un acteur. C’est ce que propose, par exemple, Sohail Inayatullah à travers la Causal Layered Analysis : il s’agit d’analyser ces problématiques en les décomposant en différentes couches, du superficiel au profond (litanie, système, visions du monde, métaphores), en étudiant des facteurs guidant les représentations d’une société comme les paradigmes dominants et les discours qui les sous-tendent, ou encore les structures sociales, les croyances et les récits mythiques qui guident les perceptions et les comportements.

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Pour aller plus loin :

  1. Handel Michael I., War, Strategy and Intelligence, Londres : Routledge, 1989, p. 270.

  2. Brustlein Corentin, « La surprise stratégique », in Stéphane Taillat, Joseph Henrotin et Olivier Schmitt (sous la dir. de), Guerre et stratégie. Approches, concepts, Paris : Presses universitaires de France, 2015.

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