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Piero Dominici : repenser l’École pour comprendre la complexité

Pour comprendre l’actualité et explorer des voies d’avenirs positifs, n’oublions pas le passé. L’Histoire ne se répète pas, mais les mêmes illusions, les mêmes erreurs sont toujours induites par les mêmes comportements humains. Aussi, affirme le sociologue italien Fabio D’Andrea [1], notre nouveau monde actuel ressemble-t-il à l’ancien bien plus qu’on ne le pense. Reportons-nous 2 500 ans en arrière, recommande-t-il, dialoguant avec Piero Dominici [2]. Fabio D’Andrea relie les visions, les imaginaires imprégnant aujourd’hui le Web, à l’opposition que dressait Platon entre le corps et l’âme, l’esprit et la matière. Après Platon, la religion chrétienne n’a cessé de stigmatiser le corps matériel, réputé impur, accusé d’emprisonner notre âme tant que nous vivons. Heureusement, ensuite arrive la vie éternelle, nous assurait-on. À présent, le transhumanisme de la Silicon Valley nous promet l’immortalité !

Au cours des siècles, la stigmatisation du corps s’est intensifiée, portée par un raisonnement binaire perpétuant l’illusion que nous existerions par nous-mêmes, indépendamment de toute interaction. Cette croyance constitue un non-sens, répète le sociologue : le « soi » n’est pas une entité enfermée dans notre enveloppe corporelle, mais la résultante d’un ensemble de processus dynamiques. Nous sommes vivants et conscients parce que nos cellules interagissent entre elles. Parce que, à chaque instant, nous interagissons avec les millions de micro-organismes qui nous habitent. Parce que nous interagissons aussi avec les autres humains, la société et cet environnement naturel dont nous ne sommes qu’un élément. Cet environnement dont l’homme chrétien, du mythe d’Adam à Descartes, prétend ne pas faire partie et en être le propriétaire.

Le monde en deux chiffres

Le raisonnement binaire conduit à situer notre personnalité dans notre seul cerveau, parce que nous ne voyons ni la complexité de la réalité, ni notre propre complexité. Edgar Morin, souvent évoqué par Piero Dominici, explique que nous sommes l’émergence des interactions entre les composants matériels de notre corps et entre celui-ci et le monde. « Donc, l’homme EST corps, » insiste Fabio D’Andrea. Puisque « le monde est flux, raisonnons de façon contextuelle ! Contrairement à ce que croyait Platon, il n’y a pas un savoir universel indépendant du contexte. La respiration illustre notre dépendance envers le milieu. La pandémie aurait dû nous rappeler l’importance des contagions entre notre milieu et nous. La contagion par la Covid est négative, mais il existe aussi des contagions positives. Nous vivons souvent comme des agressions les relations avec les autres alors que, sans eux, nous n’existerions pas ! »

Fabio D’Andrea retrouve l’ancienne opposition entre le corps et l’âme dans celle que nous faisons entre hardware et software, nouveau couple cartésien. On croit se libérer de la matière grâce aux algorithmes, aux simulations, en réduisant tout à des successions de deux chiffres, 0 et 1. Dans une gigantesque simulation, nous en arrivons à nous réduire nous-mêmes à des algorithmes. Devenons-nous les esclaves d’un Grand Programmateur ? L’on recherche, surtout depuis la Contre-Réforme, explique Fabio D’Andrea, à se débarrasser de toute responsabilité : ce n’est pas notre faute ! Nous faisons ce que prescrit l’algorithme ! Ce qu’imposent les données ! Nos décisions sont donc rationnelles ! Les simulations, l’intelligence artificielle, tout cela c’est commode, répète-t-on. Tout cela permet de gagner beaucoup de temps.

Ces constats de Fabio D’Andrea conduisent Piero Dominici à la question : « Que fait-on de ce temps épargné ? » On croit que tout est simplifié et simple, mais c’est faux. « Tout est délégué à la technologie » que l’on prétend séparer de la culture [3]. « Le paradigme de la société hypertechnologique se fonde sur la progressive marginalisation de l’humain et de la responsabilité, sur l’illusion de pouvoir éliminer l’erreur et l’imprévisible de notre existence. »

Confusion entre compliqué et complexe

Piero Dominici a évoqué dans un récent livre « la grande illusion d’une civilisation sans erreur [4] ». Nous nous racontons que nous sommes des êtres rationnels. Toutes nos décisions, que l’économie des néolibéraux prétend pouvoir expliquer à elle seule, viseraient toujours à gagner plus d’argent. Simplification abusive ! La société est réduite à un sous-système de l’économie. Or, l’économie du gain ne suffit pas à donner du sens à nos actions. Tout ne se réduit pas à des chiffres.

Échappons, recommande Piero Dominici, à l’obsession de tout mesurer quantitativement. Cela nous fait négliger le qualitatif, l’humain. Au modèle économique hégémonique et à l’Homo œconomicus parfaitement rationnel, excluant l’émotion, il oppose notre rationalité forcément limitée décrite par Herbert Simon. Il est temps de repenser l’idée même de « science », celle-ci ne peut plus se baser seulement sur l’observable. « L’erreur des erreurs », selon Piero Dominici, c’est « la confusion entre compliqué et complexe ». Les systèmes compliqués, mécaniques et artificiels, sont gérables ; ils sont gouvernés par des relations linéaires, observables, mesurables, prévisibles. Dans les systèmes complexes, biologiques et humains, de petites variations déclenchent des réactions non linéaires, imprévisibles. Aussi l’erreur, l’imprévisible, l’incertain font-ils partie de notre vie.

La confusion compliqué / complexe est aujourd’hui instrumentalisée. L’une des grandes illusions, dénoncée par Piero Dominici, nous fait croire que disposer de masses de données, pouvoir les mesurer nous rend capables de prendre des décisions rationnelles et de prédire. C’est une illusion de penser que l’intelligence artificielle puisse réduire, voire supprimer, la complexité.

Repenser l’École

Un grave danger serait d’aboutir à un modèle de déresponsabilisation proche du nazisme. Edgar Morin avait lancé un cri d’alarme dans Penser global [5]: l’École facilite les dérives vers des fanatismes terroristes. À son tour, Piero Dominici critique l’enseignement actuel, conçu pour former des « personnes disciplinées » qui vont se limiter à appliquer des règles, sans se poser de questions sur leur pertinence, sans esprit critique. Alors, pour former des hommes libres, il est plus urgent que jamais de repenser l’École.

Dès les premières années de l’enseignement, construisons une culture de l’erreur, plaide Piero Dominici ; l’erreur doit d’autant moins être stigmatisée que l’obsolescence des connaissances s’accélère. On parle beaucoup de pluridisciplinarité, dépassons les faux-semblants, passons aux actes ! Écoles et universités doivent devenir interdisciplinaires et construire « une culture de la complexité qui soit une culture de la responsabilité et de l’anticipation [6] ». Cessons de séparer formations humanistes et technologiques, connaissances et compétences. Les spécialisations sont nécessaires, mais les spécialistes doivent dialoguer entre eux. En ce moment, le manque de dialogue a des conséquences mortelles. La Covid-19 s’est d’autant plus facilement propagée que, face à l’imprévu, nous avons maintenu le cloisonnement entre les savoirs et entre les compétences. La complexité des problèmes posés par la pandémie aurait dû nous pousser à hybrider et partager les savoirs. Au contraire, après une dynamique de solidarités en début de pandémie, on assiste à une montée des égoïsmes. Il est plus urgent que jamais de développer les conditions d’un dialogue entre connaissances, entre spécialistes.

Enseignons le doute, l’incertitude, la relativité de la connaissance, conclut Piero Dominici. Formons des mentalités courageuses, des esprits ouverts, imaginatifs, des têtes bien faites, comme disait Montaigne. « Faisons en sorte que l’Université devienne un lieu privilégié de rencontres et d’échanges ! » Avec une nouvelle culture de la communication.



[1] Professeur associé à l’université de Perugia.

[2] Professeur et chercheur, Département de philosophie, des sciences sociales et humaines, et de la formation, université de Perugia ; et directeur scientifique de l’International Research and Education Project on Human Complex Systems. Leur échange du 22 avril 2021, à l’université de Perugia, était accessible en ligne, via LinkedIn et Teams. URL : https://lnkd.in/emrBUY2. Consulté le 8 juin 2021.

[3] Dominici Piero, « Oltre il cigno nero. Prepararsi all’imprevedibilità », webinaire Wise Town, 29 avril 2021. URL : https://wise.town/imprevedibilita-webinar-pubblica-amministrazione/. Consulté le 8 juin 2021.

[4] Dominici Piero, Dentro la società interconnessa. La cultura della complessità per abitare i confini e le tensioni della civiltà ipertecnologica, 2e éd., Milan : FrancoAngeli, 2019.

[5] Morin Edgar, Penser global. L’humain et son univers, Paris : Robert Laffont, 2015 (analysé sur le site de Futuribles).

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