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Les moteurs du changement

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 419, juillet-août 2017

Une des questions les plus lancinantes qui se posent à tous ceux qui cherchent à comprendre la dynamique à long terme de nos sociétés est assurément de savoir quels sont les éléments qui jouent un rôle moteur ou frein dans leur évolution à long terme. Est-ce le progrès technique, la volonté de puissance, le goût du profit, la recherche du bien-être… ? Ou plus vraisemblablement – comme je le crois – une pluralité de facteurs et un mélange de tous ceux-là ?

Dans ce numéro sont notamment abordées deux questions : celle d’un éventuel déterminisme technologique et celle du management public, du rôle respectif des acteurs, en particulier des gouvernants et des gouvernés, autrement dit de la société civile.

Arrêtons-nous pour commencer sur l’article de Thierry Gaudin qui, s’agissant des deux premières guerres mondiales, affirme que « les facteurs déterminants [de leur déclenchement] ne sont ni le sentiment des peuples ni les initiatives des dirigeants […] mais la nécessité incontournable de trouver des débouchés à l’industrie lourde de l’époque ». Et, s’agissant de l’avenir, prolongeant son analyse, l’auteur présente « la manipulation des consciences » comme conséquence inéluctable de l’essor des technologies.

Ses réflexions sur le déterminisme technologique donnent à réfléchir. Sommes-nous condamnés à subir le progrès technique ? La thèse fut en son temps longuement développée dans nos colonnes par Jean-Jacques Salomon, au sujet notamment de la bombe atomique et du progrès génétique : « L’affaire exclusive des scientifiques est de produire de nouvelles connaissances et de nouvelles techniques » expliquait-il, et puisque c’est possible, il faut le faire et qu’importe ce que l’on en fera… [1]

Je lis cependant, dans un ouvrage de 1956, à propos « des inventions qui se succèdent et transforment avec rapidité les conditions de la vie sociale », le témoignage d’une préoccupation bien actuelle : celle du robot « qui va se substituer au travail traditionnel » et risque de devenir « un ennemi contre lequel l’homme devra maintenant se défendre [2] ». Une soixantaine d’années plus tard, l’homme n’a toujours pas été chassé par les robots et réciproquement. Un peu plus tard, dans les années 1970, la France était en avance avec son Minitel et la télématique, et nous étions nombreux à penser que le télétravail allait rapidement se développer. Il n’en fut rien.

Ces quelques lignes montrent que les craintes d’aujourd’hui ne sont pas nouvelles et qu’une juste appréciation de la vitesse avec laquelle se diffusent les techniques reste une question bien plus délicate qu’on ne l’imagine. Disposer d’une technologie ne suffit pas, il faut s’interroger sur les conditions économiques, sociales, culturelles de sa diffusion, et plus encore sur les usages fort différents qui pourront en être faits, surtout dès lors que les technologies ne sont pas d’emblée dédiées à une seule application, qu’elles sont, comme l’on dit, génériques, combinatoires et donc diffusantes. Mais pas à n’importe quel rythme, pas à n’importe quelles conditions.

Ceci me conduit au second point que je voudrais aborder dans ce bref éditorial : le management public et la conduite du changement. Je veux parler du processus de production du bien-être collectif qui était d’ailleurs au cœur des articles de Jean-Paul Delevoye et Yannick Blanc que nous avons récemment publiés [3]. Tous les deux, chacun à sa manière, reconnaissent qu’« un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple [… que] la force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l’autorité d’un gouvernement [4] ».

Jean-Paul Delevoye met certes l’accent sur la nécessité pour les élus d’être porteurs de « visions crédibles de sociétés souhaitables », alors que Yannick Blanc insiste davantage sur la nécessité de s’affranchir de la « matrice tutélaire » (le top-down), de laisser à la société le soin de produire par elle-même des biens collectifs (le bottom-up). Contrairement à ceux qui relèvent entre ces deux points de vue une opposition radicale, il me semble assez évident que ceux-ci sont plutôt complémentaires. Comme l’avait si bien souligné Michel Crozier, « toute organisation moderne repose de plus en plus sur la bonne volonté de ses membres, sur leurs capacités d’adaptation et d’innovation, sur leur aptitude à coopérer entre eux […] Plus une organisation est complexe, plus elle doit compter sur la coopération de son personnel et plus elle doit s’efforcer d’obtenir la participation consciente de celui-ci à l’effort commun [5]. »

On n’impose plus à nos contemporains des décisions qu’ils estiment injustes ou inefficaces ; ils obéiront de moins en moins à des injonctions inexpliquées et jugées illégitimes. D’un autre côté, les initiatives locales, aussi utiles qu’elles soient, ont également besoin pour prospérer d’être un minimum encouragées, mais aussi encadrées. Entre le local et le global, il faut, dit-on dans les entreprises, des « orchestrateurs d’intelligences réparties ».

Que dire maintenant des changements que la majorité estime souhaitables mais qui exigent une évolution des comportements qui n’est point spontanée ; ou dont les injonctions visant à les enclencher restent sans effet ? Ceux-là nécessitent de faire appel à de nouvelles manières de conduire l’action publique qui sont ici exposées par Marjorie Jouen et, s’agissant de la transition écologique, par Solange Martin et Albane Gaspard.?



[1] Salomon Jean-Jacques, « Le clonage humain : où est la limite ? », Futuribles, n° 221, juin 1997.

[2] Dubreuil Hyacinthe, Des robots ou des hommes ?, Paris : Grasset, 1956.

[3] Delevoye Jean-Paul, « Crise ou renouveau de la démocratie ? Le pouvoir et la vision », et Blanc Yannick, « Une nouvelle grammaire de l’intérêt général », Futuribles, respectivement, n° 417, mars-avril 2017, et n° 418, mai-juin 2017.

[4] Tocqueville Alexis (de), De la démocratie en Amérique, Paris : Gallimard, 1968 (1835-1840).

[5] Crozier Michel, La Société bloquée, Paris : Seuil, 1970.

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