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Le Piège de l’identité

Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère

Analyse de livre

Depuis une dizaine d’années, la gauche progressiste américaine — et dans une moindre mesure européenne — est traversée par une nouvelle idéologie, communément appelée « wokisme », qui mise sur le séparatisme identitaire pour mettre fin aux discriminations. Renonçant aux valeurs universelles qu’elle défendait dans le passé, cette gauche préfère percevoir le monde sous le prisme de catégories identitaires telles que l’origine ethnique, le genre ou l’orientation sexuelle, espérant remédier ainsi aux injustices sociales. Mais selon Yascha Mounk, ses intentions, nobles à l’origine, se sont vite dénaturées au point de tendre un double piège, politique d’une part, car il compromet la cohabitation au sein de sociétés diverses, individuel d’autre part, car il renforce la pression sociale et détruit les singularités.

Mounk Yascha, Le Piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, Paris : éditions de l’Observatoire, novembre 2023, 560 p. (traduction de The Identity Trap: A Story of Ideas and Power in Our Time, New York : Penguin Press, septembre 2023)

Comment en est-on arrivé là ? s’interroge l’auteur. Ce fervent partisan du libéralisme politique, intimement attaché au respect de la diversité [1] après avoir vu sa famille emportée par la Shoah, convoque ici l’histoire de la pensée politique et sociale, la philosophie et la psychologie sociale pour expliquer la genèse de cette nouvelle idéologie — qu’il nomme « synthèse identitaire » —, en énoncer les principales idées et applications, et en démontrer le caractère pernicieux et contre-productif. Fidèle à lui-même, l’auteur conduit sa démonstration avec pédagogie, rigueur, objectivité et humilité, mais il ne peut dissimuler son inquiétude concernant l’intolérance de la société à venir. Son ouvrage s’intéresse essentiellement au cas américain.

La synthèse identitaire est née de la rencontre de trois courants de pensée apparus dans les années 1950 et 1960 :

  • Le postmodernisme, tout d’abord, qui sous l’influence de Michel Foucault dénonce l’emprise des grands récits sur l’imagination humaine, conteste les systèmes idéologiques fondés sur la soi-disant existence de vérités universelles, et met en garde contre l’omnipotence du pouvoir qui persiste dans les sociétés postmodernes sous la forme insidieuse d’un contrôle social intransigeant.
  • Le mouvement postcolonial ensuite, qui souligne avec Edward Saïd la manière dont le discours constitua un instrument de domination coloniale et défend, avec Gayatri Chakravorty Spivak, l’« essentialisme stratégique », c’est-à-dire l’utilisation temporaire et tactique de marqueurs d’identité pour défendre les opprimés.
  • La théorie critique de la race, enfin, née d’un constat d’échec du mouvement des droits civiques, proposée par Derrick Bell et Kimberlé Crenshaw, pour qui l’égalité raciale ne se fera qu’avec la reconnaissance de droits spécifiques aux ...