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Le lièvre des politiques publiques versus la tortue climatique

La chronique prospective de Dominique Bourg

S’il est un domaine où nous n’avons, et à nos dépens, cessé de réévaluer notre rapport au temps, c’est bien l’écologie. Nous avons en effet longtemps cru disposer de temps. Or, nous nous trouvons dans la posture du lièvre des politiques publiques, incapable de rattraper désormais la tortue climatique. Pis encore, à l’approche de la ligne d’arrivée — les 1,5 à 2 °C de l’accord de Paris —, la tortue semble elle-même faire des bonds. À quoi s’ajoute que le temps de l’écologie n’est pas seulement plus ou moins long, il est encore inséparable de l’atteinte de seuils et d’irréversibilités. Avoir cru disposer de temps, découvrir que le système Terre est en train de basculer dans un état qui nous sera hautement défavorable : le réveil est douloureux.

La lente prise de conscience par les chercheurs du changement climatique

Commençons par rappeler quel fut le temps du changement climatique d’un côté, et quel fut de l’autre celui de sa prise de conscience. Dès la mise au point des pompes à exhaustion à vapeur permettant d’assécher les galeries des mines anglaises, une partie de l’humanité entre dans une ère de croissance économique forte, rendue possible par l’accès systématique aux énergies fossiles. La consommation de charbon entre dès lors dans une dynamique de croissance rapide, d’abord en Angleterre, puis au sein des premiers pays industriels ; comme croîtra après-guerre la consommation de pétrole avec un taux annuel de 7 %. La soif de pétrole n’ayant d’ailleurs nullement interrompu celle de charbon. Dès 1815, il aurait fallu à l’Angleterre entre sept et dix millions d’hectares de forêts pour lui fournir l’énergie que lui procurait le charbon, grosso modo la moitié de sa surface totale ; de 1750 à 1830 la production de charbon a crû de 500 % [1] ! Avec The Coal Question Jevons s’interrogeait déjà en 1865 sur la fin de l’ère du charbon pour l’Angleterre, compte tenu de la croissance de la consommation.

Avec Newcomen et Watt ainsi qu’avec les mineurs britanniques, nous nous sommes engagés sans le savoir dans l’ère du dérèglement climatique et de la transgression des limites planétaires. En 1953, la teneur atmosphérique de CO2 n’était encore que de 312 ppm (parties par million), c’est-à-dire peu au-dessus des seuils préindustriels, lesquels se situaient entre 280 et 300 ppm. Elle avoisine désormais les 425 ppm, avec un premier seuil à 430 ppm, lequel correspond à un réchauffement moyen sur une dizaine d’années de 1,5 °C. Et nous étions à 1,48 °C (selon Copernicus) de réchauffement planétaire moyen pour l’année 2023. L’accumulation de dioxyde carbone a donc été un processus très lent, avec une croissance exponentielle, et donc une nette accélération à partir d’un certain moment. La tortue climatique est partie depuis longtemps déjà quand le lièvre social commence à se poser les premières questions. Mais à la différence de celle de la fable, la tortue climatique augmente in fine vertigineusement sa cadence. Côté prise de conscience, les choses n’ont nullement été statiques non plus, bien que largement décalées vis-à-vis de l’entrée dans l’ère des fossiles. L’humanité réalise au XIXe siècle qu’elle est capable de changer la face, si ce n’est la physiologie, de la Terre, ne serait-ce qu’en la déforestant. On peut parler d’une première prise de conscience d’une perturbation en cours du cycle du carbone par les activités humaines avec La Fin du monde par la science d’Eugène Huzar (Paris : E. Dentu, 1855), mais très fantasque. The Man and Nature de George Perkins Marsh (New York : C. Scriener, 1864), tout en ignorant le CO2, n’en a pas moins compris la dynamique de notre civilisation, incompatible au long cours avec la nature qui l’accueille. Nous sommes au milieu du XIXe siècle.

C’est avec Arrhenius, à la charnière des XIXe et XXe siècles, que l’on entre dans le calcul physique quant à l’impact des énergies fossiles sur le climat, mais sans la conscience de la croissance exponentielle de leur consommation, et donc avec un réchauffement global censé se déployer lors des prochains millénaires. Il faut cependant attendre la seconde moitié du XXe siècle que le processus s’accélère et commence à diffuser, pour qu’une dynamique de lucidité sociale s’enclenche. Mentionnons les travaux de Suess et de Revelle qui évoquent une première expérience planétaire avec une amplification notable des flux de carbone anthropiques, la mesure de la variation annuelle de la concentration atmosphérique à partir de la fin des années 1950 et l’observatoire du Mauna Loa dirigé par David Keeling (1958), le rapport Jule Charney de 1979 aux États-Unis qui commence à faire basculer la communauté des sciences du climat, la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1988 et ses rapports réguliers tous les cinq ans environ, l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) en 1992, les accords de Kyoto en 1997, l’échec relatif de Copenhague en 2009 et l’adoption de l’accord de Paris en 2015.

Force est de constater qu’au bout du compte, les émissions mondiales n’ont cessé d’augmenter, encore en 2023 (de 1,1 %), en dépit d’objectifs de politiques publiques à l’affichage de plus en plus ambitieux. Au milieu des années 1990 paraissent les premiers articles montrant la sortie du bruit du signal du changement climatique [2]. Dans les années 2000, on comprend que la perturbation du cycle mondial du carbone suscité par nos activités ne dépend pas de la seule durée théorique d’une molécule de CO2 dans l’atmosphère, mais interagit avec des cycles plus longs [3]. En 2012, on comprend — les physiciens [4] mais non les économistes —, que plus tarderont les mesures de réduction et plus le niveau de température moyenne auquel on parviendra à stabiliser le système sera élevé : autrement dit, les fenêtres se referment.

La sensibilisation tardive de l’opinion publique

Le grand public ne commence à réellement être sensibilisé qu’au cours de la décennie 2010. L’année 2018 marque à cet égard une rupture : les événements extrêmes qui manifestent le dérèglement climatique deviennent universellement sensibles. Désormais, les vagues de chaleur ne cessent de se succéder de par le monde alors que les 10 premières années du siècle n’ont connu que trois grandes canicules (Europe 2003, Australie 2007 et Russie 2010). Les événements extrêmes deviennent de plus en plus destructeurs et leur intensité doublera entre 1,5 °C et 2 °C. La chaleur humide fait son entrée en scène avec le sixième rapport du GIEC, et l’on commence à mesurer la réduction à venir de l’habitabilité de la planète. Kim Stanley Robinson évoque, dans son roman Le Ministère du Futur [5], un épisode ravageur de chaleur humide en Inde, entraînant la mort de 20 millions de personnes. Malheureusement, la probabilité de la réalisation en Inde, sur une très grande partie du pays d’un épisode de plusieurs heures quotidiennes (au moins cinq) durant trois jours consécutifs de chaleur humide mortelle est élevée — cf. étude en cours de l’Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL) pour le compte de la mission sur la chaleur humide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). De façon générale, et depuis des temps immémoriaux, la densité démographique est plus importante dans les aires terrestres les plus chaudes, et tout particulièrement dans les régions tropicales. Elle diminue toutefois à compter d’une moyenne territoriale annuelle de 27 °C-28 °C et le peuplement humain disparaît à compter de 29 °C-30 °C [6]. Il n’est pas difficile d’imaginer dès lors les conséquences d’un réchauffement planétaire moyen de 3 °C, lequel rendrait inhabitable et plus difficilement habitable une partie non négligeable des zones intertropicales peuplées. À quoi s’ajoutent les effets dévastateurs sur la production alimentaire des vagues de chaleur, des sécheresses, des inondations et des irrégularités saisonnières.

Il apparaît ainsi clairement que le lièvre des politiques publiques a perdu la première bataille, celle du 1,5 °C, et probablement celle des 2 °C. Sous la pression populiste, ledit lièvre semble même sur le point d’arrêter sa course, voire de reculer. C’est le cas en Europe et on imagine ce que signifierait un retour de Donald Trump aux États-Unis. La question climatique est même inexistante dans les démocratures et autres dictatures, à l’exception partielle de la Chine. Quant aux bonds de la tortue climatique, il renvoie au caractère plus violent qu’attendu des événements extrêmes qui expriment le dérèglement climatique. En revanche, concernant la température moyenne, à 425 ppm, nous approchons d’un réchauffement moyen planétaire sur 10 ans de 1,5 °C, ce qu’annonçaient les modèles pour une concentration de CO2 de 430 ppm. Il n’en reste pas moins que le réchauffement persistant des eaux de surface des océans demeure une énigme et n’est inscrit dans aucun scénario ou modèle climatique.

Un retard irréversible

Tournons-nous maintenant vers la question de l’irréversibilité de nos dégradations. Le premier penseur à avoir discerné le piège de l’irréversibilité est Hans Jonas. Jonas a défendu dans Le Principe responsabilité (1979 [7]) l’idée de décisions technologiques pouvant déboucher à terme, mais un terme à ses yeux très lointain, sur des conséquences destructrices irréversibles à l’échelle de la planète, sans que les générations intermédiaires ne puissent rien faire. C’est très exactement ce qui s’est produit en matière de climat, à condition toutefois de remonter bien avant la naissance du philosophe. L’entrée dans l’ère des fossiles pour l’humanité, une partie au moins, date a minima de la première moitié du XIXe siècle ; la montée en flèche de leur consommation commence après la Deuxième Guerre mondiale. La dynamique de recours aux fossiles s’enclenche avec le cycle vapeur-industrialisation, et ce même dès la fin du XVIIIe siècle en Grande Bretagne. Nous sommes bien sur le long terme, avec un recul de plus de deux siècles, et les générations intermédiaires n’ont effectivement rien fait. Lorsque les dégâts ont commencé à apparaître à l’horizon, cela n’a pas plus incité à l’action, puisqu’il aurait fallu revenir sur des modes de vie que les conséquences sociales et économiques de ces mêmes décisions technologiques initiales ont fini par endurcir.

On a reproché à Hans Jonas soit d’avoir fait peser sur les seules générations présentes tous les péchés écologiques, soit d’avoir mésestimé la capacité des démocraties à infléchir leur cours destructeur, soit de n’avoir pas discerné la survenue rapide des conséquences du dérèglement climatique, de telle sorte que les fameuses générations futures, au lieu d’être renvoyées à un futur lointain, sont déjà là, etc. Aucune de ces critiques ne tient, à condition de restituer au dérèglement climatique sa temporalité longue de plus de deux siècles, lesquels englobent l’existence du sagace Jonas. Du côté des sciences du climat et plus généralement de l’environnement, en revanche (voir pour le climat les travaux pionniers de David E. Archer [8]), la prise de conscience de l’inertie et même de l’irréversibilité des perturbations majeures est plus tardive, postérieure même aux écrits de Jonas.

Quels scénarios possibles ?

Quelles conséquences tirer de ces remarques quant à notre propre futur, quant aux scénarios envisageables ? Comme je l’ai développé ailleurs [9], on peut imaginer un premier scénario marqué par une fuite en avant s’appuyant notamment sur la géo-ingénierie et plus largement sur une dynamique accentuée d’artificialisation. Plus simplement, le renoncement à toute politique de réduction des pesticides, le quasi-abandon du Pacte vert, la criminalisation des militants écologistes, le déni des données et diagnostics scientifiques, sans même épouser les rêves martiens d’un Elon Musk, constituent déjà les premiers pas d’une fuite en avant.

Un deuxième scénario renvoie à une série d’effondrements dus tant à nos difficultés à nous nourrir, aux pénuries de métaux, qu’à une déstabilisation croissante des systèmes politiques en raison de ces difficultés et des déplacements massifs possibles de populations. Nous avons vu plus haut, avec Barry Klinger et Sadie Ryan [10], ce qui nous attend en termes d’accroissement des zones inhabitables. À quoi s’ajoute la question de la chaleur humide : avec une hausse des températures attendue de 2 °C à l’horizon 2040-2050, nombre de régions intertropicales vont vivre de 40 à 320 jours de chaleur humide par an, avec une difficulté grandissante à produire leur alimentation, etc. [11]

Enfin, un scénario de ressaisie, centré sur une sobriété partagée, n’est pas impossible. Il s’agirait alors d’entamer une décrue du volume de nos activités pour faire redescendre les flux d’énergie et de matières sous-jacents. Il conviendrait aussi d’adopter systématiquement des pratiques agroécologiques jouant de la capacité des écosystèmes à produire notre alimentation, sans devoir imposer à la nature des monocultures dopées aux intrants, destructrices de la biodiversité. Il conviendrait alors d’avancer par paliers, progressivement, afin d’emmener le plus grand nombre.

Si effondrements il doit y avoir, le plus tôt sera le mieux. L’échelle de temps des perturbations climatiques oscille entre les décennies et les millénaires ; en revanche, le temps de reconstitution après destruction de la richesse de la diversité du vivant exige des millions, et même des dizaines de millions d’années. On peut dans cette perspective imaginer que des effondrements, tel celui évoqué dans le roman de Kim Stanley Robinson, entraînent le recours désespéré à des techniques de géo-ingénierie ; scénario développé par ce même roman d’ailleurs. On peut aussi imaginer une désorganisation telle de certaines sociétés qu’elle ferme cette possibilité.

  1. Pomeranz Kenneth, Une Grande Divergence, Paris : Albin Michel, 2010, p. 109-112.

  2. Hasselmann K., « Optimal Fingerprints for the Detection of the Time-dependent Climate Change », Journal of Climate, vol. 6, n° 10, octobre 1993, p. 1957-1971 ; Hegerl Gabriele C. et alii, « Detecting Greenhouse-Gas-Induced Climate Change with an Optimal Fingerprint Method », Journal of Climate, vol. 9, n° 10, octobre 1996, p. 2281-2306.

  3. Voir Jouzel Jean et Le Treut Hervé, Climat. Une enquête de la revue La Pensée écologique, Paris : Presses universitaires de France, 2023.

  4. Stocker Thomas F., « The Closing Door of Climate Targets », Science, vol. 339, n° 6117, 29 novembre 2012, p. 280-282.

  5. Paris : Bragelonne (Science-fiction), 2023 (traduction de The Ministry for the Future, Londres : Orbit, 2020).

  6. Klinger Barry A. et Ryan Sadie J., « Population Distribution within the Human Climate Niche », PLoS Climate, vol. 1, n° 11, e0000086, novembre 2022.

  7. Première édition française : Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris : Éditions du Cerf, 1990.

  8. Par exemple : Archer David, The Long Thaw: How Humans Are Changing the Next 100,000 Years of Earth’s Climate, Princeton : Princeton University Press, 2008.

  9. Bourg Dominique, « Les scénarios de l’incertitude. Entre sciences et civilisation », in Demain est annulé, Paris : Le Bord de l’eau (La Muette), 2024, p. 104-126).

  10. Klinger Barry A. et Ryan Sadie J., op. cit.

  11. GIEC, chapitre 12 du sixième rapport d’évaluation du groupe de travail I.

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