Revue

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La Tentation de Mars

Guerre et paix au XXIe siècle

Analyse de livre

La période 1945-1990 portait un nom : la guerre froide. Le tiers de siècle qui s’est écoulé depuis reste anonyme. Pourquoi ?, s’interroge Ghassan Salamé. Parce qu’elle oppose deux moments contradictoires : le premier, fait de promesses d’un monde plus démocratique, pacifique, que la mondialisation et la révolution technologique auraient dû rendre multiculturel et convergent ; le second, fait d’espoirs déçus devant le recul des démocraties, la montée du nationalisme et du sentiment identitaire, la pratique de relations transactionnelles guidées par un opportunisme politique et diplomatique assumé, hors du cadre réglementaire onusien désormais décrédibilisé. Les relations internationales de la postmodernité, que certains croyaient inspirées par Vénus, seraient-elles désormais placées sous l’égide de Mars ? À ce moment charnière de l’Histoire, laquelle de ces deux voies empruntera le monde de demain ?

Salamé Ghassan, La Tentation de Mars. Guerre et paix au XXIe siècle, Paris : Fayard, mars 2024, 392 p.

Ghassan Salamé est particulièrement bien placé pour porter un regard objectif sur l’état du monde, où s’affirment depuis peu les pays du « Sud global », animés par un vif ressentiment antioccidental et une aspiration à peser sur le système mondial. Professeur de relations internationales à Sciences Po, ancien ministre de la Culture et de l’Éducation au Liban, diplomate aux Nations unies, l’auteur ajoute à son expertise et sa pratique la lucidité et la neutralité d’un homme originaire du Liban, ce pays si proche de l’Occident sans toutefois en faire partie. Pour pouvoir appréhender le monde à venir, il l’examine suivant six axes qu’il juge être sources d’espoirs déçus — démocratie, mondialisation, révolution technologique, culturalisme, encadrement de la force, nucléaire. Selon lui, les transformations observées sont favorables à plus de belligérance. Mais l’inéluctabilité n’existe pas !

• Démocratie : le constat est sans appel. Après une forte progression au XXe siècle, leur nombre diminue depuis 2006. Aujourd’hui, le monde offre une palette variée de régimes politiques, allant de ceux qui rejettent explicitement le modèle démocratique, telle la Chine, à ceux qui le revendiquent sans en avoir les attributs. Quant au berceau de la démocratie, il vacille sous l’effet du populisme. Les causes de ce reflux, comme celles de la résilience des régimes autoritaires, ont été longuement débattues. Reste la question de la validité de la thèse kantienne, une référence des années 1980-2006, en vertu de laquelle les démocraties ne seraient pas enclines à se faire la guerre. Selon l’auteur, elle ne se vérifierait que pour les démocraties les plus stables, soucieuses de leur opinion publique. Les pays en transition sont, quant à eux, porteurs de risques. Reste enfin la tentation, pour une hyperpuissance, de déclencher une guerre dans le but de rendre le monde « sûr pour la démocratie ».

• Mondialisation : l’interdépendance qu’elle induit — ce « doux commerce », cher à Montesquieu et Kant — est-elle de nature à pacifier les relations interétatiques comme l’affirment les néolibéraux ? Certains pensent le contraire, dans la mesure où la dépendance peut soit mettre en danger la sécurité d’un pays et pousser à la guerre pour défendre ses intérêts, soit contraindre à la retenue les pays qui, plus autonomes économiquement et énergétiquement, auraient pu empêcher un conflit. Par ailleurs, suite aux « dérives » de la mondialisation, les crises économiques et financières se sont succédé. Les inégalités se sont creusées, au niveau tant mondial que local, fracturant le monde entre gagnants et perdants, suscitant une hostilité croissante au sein de l’opinion publique. Par une confusion partiellement justifiée, cette hostilité alimente, selon les cas, un sentiment antieuropéen, antiaméricain et populiste qui va nécessairement à l’encontre de relations pacifiques. Sans parvenir à trancher, en dépit des arguments et contre-arguments qu’il expose, l’auteur pense que la mondialisation, si elle n’empêche pas les conflits, en atténue néanmoins les risques.

• Révolution technologique : contrairement aux espoirs qu’elle a fait naître, d’un monde convergent, inclusif, plus intersocial qu’interétatique, elle a incontestablement contribué à créer de nouvelles sources de conflictualité. Conflictualité sociale tout d’abord, par la fracturation du monde en chapelles hostiles, d’autant plus virulentes que la marchandisation des contenus encourage à la haine. Conflictualité interétatique ensuite, car la maîtrise des nouveaux instruments de l’information est un des facteurs de puissance. À cet égard, elle permet aux géants du numérique de devenir des acteurs à part entière des relations internationales. Et l’auteur de rappeler le rôle déterminant d’Elon Musk, via Starlink, au début de la guerre en Ukraine. En fracturant les sociétés — notamment sur la question identitaire —, en multipliant les acteurs des relations internationales, la révolution technologique affecte directement les deux autres axes d’étude : culturalisme et dérégulation de la force.

• Culturalisme : l’auteur le définit comme une « tendance à faire prévaloir les facteurs culturels dans la détermination de la causalité d’événements politiques, économiques ou sociaux ». Le phénomène est cyclique observe-t-il, quand les transformations du monde s’accélèrent d’une part, quand les grandes idéologies s’effondrent de l’autre. Pour étudier le lien entre la « dérive culturaliste » et la conflictualité, Ghassan Salamé recourt au concept voisin de civilisation. Au singulier, explique-t-il, la civilisation est impérialiste. L’Occident s’en est emparé pour justifier ses guerres coloniales, exportant les droits de l’homme, la démocratie, la rationalité scientifique, considérés comme des valeurs universelles. Au pluriel, ce concept renvoie au « choc des civilisations » annoncé par Samuel Huntington, par essence belligène, et que l’auteur conteste pour partie. Ses principales limites : considérer les civilisations comme des entités statiques, fermées à toute hybridation, feindre d’oublier qu’elles sont elles-mêmes traversées par des conflits, négliger la nécessaire existence d’une autorité reconnue pour déclencher une guerre. Et l’auteur de conclure : dans la mesure où le culturalisme renie systématiquement l’universalisme, il ne peut pas être bon pour la paix dans le monde.

• Dérégulation de la force : en dépit d’une riche armature légale construite au XXe siècle, et de l’amorce d’un dialogue entre grandes puissances après l’effondrement de l’URSS, la tendance généralisée à recourir à la force se confirme, au mépris des conventions internationales. Selon Ghassan Salamé, la responsabilité en incombe indirectement aux États-Unis qui, en bombardant l’Irak en 2003 contre l’avis du Conseil de sécurité des Nations unies, affichent leur mépris du droit international et mettent à mal la règle tacite selon laquelle les démocraties ne déclenchent pas de guerre préventive. Ce « péché originel de la nouvelle dérégulation de la force » suscite une émulation entre puissances : la Russie, humiliée par la perte de son statut, inquiète de l’intégration dans l’Alliance atlantique d’anciennes républiques soviétiques, encouragée par l’ignorance américaine des votes du Conseil de sécurité, adopte sans scrupules un comportement révisionniste ; la Chine, fière de sa puissance, revendique une liberté d’action régionale et ne cesse de rappeler, avec la Russie, que l’ordre du monde est par nature multipolaire et qu’aucun État n’a vocation à imposer sa volonté aux autres. En outre, consciente d’avoir atteint un palier de croissance, elle voit sa fenêtre de tir se fermer et pourrait se précipiter dans le recours à la force. Restent toutes les autres puissances qui, soit par sentiment d’insécurité (mise en doute de la protection américaine), soit par revendication d’un statut perdu, n’hésitent pas à renforcer leurs moyens militaires ou à prendre les armes.

• Nucléaire : dans ce climat d’insécurité, et parce que l’arme nucléaire a, jusqu’à présent, protégé les pays qui la détenaient, l’heure est à la prolifération. Selon l’auteur, le risque d’un usage du nucléaire a, de fait, indéniablement augmenté.

Le temps des alliances durable est terminé. Place à la « polygamie diplomatique ». Ce retour en force de la multipolarité — état normal du système international, fondé sur « la multiplicité des facteurs de puissance, leur distribution inégale et mouvante, et la diffusion du pouvoir vers des puissances moyennes et des acteurs non étatiques » — se traduit aujourd’hui par un ordre instable, incertain, et donc favorable aux conflits. Reste que les hommes ont un rôle déterminant à jouer, et que reconnaître leur importance permet de briser le mythe de l’inéluctabilité.