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La Destruction de l’État

Analyse de livre

Le titre de l’ouvrage de Maroun Eddé est à la fois accrocheur et authentique. Accrocheur au point qu’il pourrait laisser craindre un propos journalistique ou polémique — sur un sujet, il est vrai, où ce sont plutôt les attaques contre l’État « à la française » qui tiennent ordinairement le haut du pavé. Mais authentique parce que la thèse de ce jeune auteur est à la fois sérieuse et étayée, propre à mettre en alerte ceux qui s’obstinent à penser qu’une administration compétente, efficace — et même puissante — est une condition essentielle au bon fonctionnement d’une démocratie.

Eddé Maroun, La Destruction de l’État, Paris : Bouquins, octobre 2023, 384 p.

Maroun Eddé n’est pourtant pas issu du sérail. Ancien élève de la rue d’Ulm (École normale supérieure), il a également fait l’École des hautes études commerciales (HEC), mais pas l’École nationale d’administration (ENA), et il n’appartient pas à la haute fonction publique administrative. D’origine libanaise, il dit avoir été marqué par l’expérience d’un pays sans État. Son point de vue n’en est pas moins nourri des multiples entretiens qu’il a conduits au sein de l’appareil public français, ainsi que des nombreux rapports qu’il a lus et dans lesquels l’État lui-même aime à se tendre un miroir, réel ou déformant, mais toujours révélateur de ses projets, interrogations, ambiguïtés et paradoxes.

La thèse centrale du livre est claire et résolue : c’est bien d’une destruction de l’État qu’il est question, d’un « sabotage organisé en plusieurs décennies ». « Héritier de l’hyperprésidentialisation propre à la Ve République, Emmanuel Macron entend gouverner comme le général de Gaulle. Il veut donner de grandes orientations, tel un chef d’orchestre national, et attendre que l’intendance suive. Mais l’intendance ne suit plus, car il n’y a plus d’intendance. » Au reste, la lecture de l’ouvrage montre que le propos est plus nuancé que ce propos vigoureux ne le laisserait croire : certaines évolutions sont à l’œuvre depuis 30 ans et n’ont pas toujours été le fruit d’une intention délibérée. Les effets de mode et l’ignorance des réalités administratives ont souvent combiné leurs effets avec ceux de programmes idéologiques plus conscients, volontaires et déterminés. Mais c’est bien, dans l’esprit de l’auteur, la politique d’Emmanuel Macron qui aura été le moment de cristallisation du processus où « c’est l’État lui-même qui organise son propre délitement ».

À la source de toutes choses, l’auteur décrit cette conviction, devenue viscérale et qui « semble s’être installée depuis quelques décennies » au sein des élites nationales, « que le modèle français est désuet et qu’il doit être profondément réformé en s’inspirant de modèles extérieurs » — des modèles au demeurant mal connus ou mal interprétés, parfois même ouvertement fantasmés. L’influence du modèle néolibéral anglo-saxon et du new public management, ainsi que le culte de la « performance » — il manque, sur ce point, une référence à l’analyse, de dimension juridique et même anthropologique, qu’Alain Supiot a livrée dans La Gouvernance par les nombres [1], même si la formule elle-même est citée dans l’ouvrage — résultant d’une transposition sans nuances au secteur public des critères de gestion du privé, ont fait le reste.