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Femmes sans enfant : la part de l’infertilité

Récemment, la part des femmes sans enfant dans la population a commencé à se stabiliser dans certains pays d’Europe, tandis qu’elle reste en plein essor dans d’autres. Dans cet article, nous faisons le point sur l’évolution de l’infécondité, ces dernières décennies, en Europe et en Asie de l’Est, c’est-à-dire sur l’évolution de la part des femmes qui n’ont pas eu d’enfant au cours de leur vie reproductive.

Dans un contexte où les naissances sont de plus en plus tardives, on peut se demander si l’incapacité biologique à avoir des enfants (ou infertilité), qui augmente avec l’âge, joue sur le nombre de personnes qui restent sans enfant dans ces pays. La part des personnes sans enfant pour des raisons biologiques semble être corrélée à la part des naissances tardives dans les pays concernés, ce qui laisse présager une augmentation future de la proportion de femmes sans enfant.

La part des femmes sans enfant dans la population a fortement varié au fil des générations (graphique 1). Les femmes nées au début du XXe siècle restaient souvent sans enfant (plus d’une sur cinq dans les pays représentés), alors que celles nées dans les années 1935 à 1950 étaient rarement dans ce cas (entre 5 % et 13 % selon le pays). L’augmentation générale de l’infécondité depuis lors n’a pas été linéaire, avec des différences marquées selon les pays. Alors que l’infécondité continue d’augmenter rapidement dans certains pays (graphique 1, gauche), un ralentissement a eu lieu dans les générations 1958 à 1978 dans d’autres pays (graphique 1, droite). Aux Pays-Bas et au Danemark, la proportion de femmes sans enfant a même baissé depuis les générations 1960-1965.

Graph. 1. Part des femmes sans enfant à 45 ans dans des pays d’Europe et d’Asie, générations 1900-1978

Source : Human Fertility Database, consultée en juillet 2023.

Ces variations reflètent le changement des modèles familiaux au fil du temps. L’organisation de la famille jusqu’au XXe siècle se traduisait par une part non négligeable de célibat définitif, alimenté en partie par les règles sur les héritages. De plus, les professions exercées par les femmes (par exemple employée de maison) n’étaient pas toujours compatibles avec la formation d’une famille et participaient au report du mariage et des naissances. Cette situation, renforcée par la crise économique et le déficit d’hommes provoqué par la Première Guerre mondiale, a entraîné des taux d’infécondité assez élevés parmi les femmes nées au début du XXe siècle. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, un modèle de famille nucléaire privilégiant la place des femmes au foyer s’est développé, menant à la raréfaction des femmes sans enfant (générations 1935 à 1950). Enfin, les dernières décennies ont vu surgir de nouveaux modèles alliant travail des femmes et famille, et la parentalité a connu un recul relatif — à l’échelle historique.

Entre 12 % et 20 % des femmes de la génération de née en 1978 sont généralement sans enfant. Les pays connaissant les hausses les plus fortes et rapides sont en Asie de l’Est (le Japon et Taiwan, voir graphique 1), seulement égalés par l’Espagne et l’Italie en Europe : plus d’un quart des femmes sont, ou seront bientôt, sans enfant dans ces pays [1]. En Asie de l’Est, la pression particulièrement forte exercée sur les mères pour qu’elles consacrent leur temps aux bons résultats de leurs enfants, en renonçant à leurs propres perspectives individuelles semble expliquer ces extrêmes.

Le fait de rester sans enfant apparaît comme une réponse aux transformations des rythmes et objectifs de vie. Cela peut être relié à l’allongement de la durée des études et au retard plus général des étapes de transition vers la vie indépendante qui, alliés aux attentes du « bon conjoint », raccourcissent le temps disponible pour avoir des enfants. Les problèmes structurels tels que les difficultés d’insertion sur le marché du travail et un manque de logements adaptés pour les jeunes adultes, liés aux importantes difficultés économiques de certains pays, en particulier d’Europe du Sud, ont renforcé ce décalage dans le temps. Une forme d’infécondité volontaire s’est aussi développée, plus particulièrement en Allemagne ou en Autriche, certaines personnes choisissant une vie sans enfant.

Au fil du temps, il semble que les attentes vis-à-vis des parents se soient complexifiées, et notamment que l’on attende plus souvent d’eux qu’ils s’occupent de leur enfant de manière intensive, ce malgré des risques de séparation plus élevés et des conditions de travail qui ne permettent pas toujours de concilier famille et emploi. Dans les contextes dans lesquels la réorganisation des rôles entre hommes et femmes tarde encore, notamment l’implication des deux parents dans l’éducation des enfants, cela peut conduire à une remise en cause de la parentalité.

Au niveau individuel, l’expérience de l’infertilité biologique, le choix de ne pas avoir d’enfant, ou des circonstances peu favorables qui repoussent perpétuellement une naissance peuvent expliquer le fait de rester sans enfant. Cependant, une question importante émerge face à l’augmentation rapide de l’âge à la première naissance observée dans tous les pays : un nombre croissant de femmes et d’hommes pourraient-ils se retrouver sans enfant involontairement parce qu’ils font face à des contraintes biologiques ou sociales lorsqu’ils atteignent l’âge auquel ils aimeraient fonder une famille ?

Plusieurs observations indiquent que c’est probablement le cas [2]. Entre la fin des années 1980 et le début des années 2010, en Autriche, en France et en Grande-Bretagne, une proportion croissante de femmes âgées de 35 à 39 ans qui n’avaient pas d’enfant souhaitaient en avoir un, alors que les chances de réussir à donner naissance diminuent rapidement dans la trentaine [3]. La part des personnes qui désirent un enfant a aussi augmenté au-delà de 40 ans, malgré la forte accélération du déclin de la fertilité dans ces âges. De même, le passage par la reproduction assistée est devenu plus fréquent, mais particulièrement aux âges plus élevés. Cette augmentation disproportionnée aux âges reproductifs élevés suggère que la proportion des couples qui essaient d’avoir un enfant trop tardivement a augmenté.

Malgré tout, la part totale des femmes sans enfant n’est généralement pas plus élevée dans les pays où la fécondité a été reportée (principalement Europe, Amérique du Nord et Asie de l’Est). À part en Espagne et au Japon, où les naissances sont les plus tardives et la part de femmes sans enfant la plus élevée simultanément, dans les autres pays représentés on n’observe pas de corrélation (graphique 2). Dans ces pays, entre 0,5 % et 2,5 % des femmes ont un enfant après 40 ans, et cela n’est pas relié aux 10 % à 20 % de femmes qui n’ont pas d’enfant.

Graph. 2. Part de femmes sans enfant à 45 ans vs. part avec enfant après 40 ans, génération 1975 (gauche) ; part de femmes biologiquement sans enfant dans la population vs. part avec enfant après 40 ans, générations 1960-1980 (droite)

Graphique de gauche :
Lecture : taux de naissance par âge et part des personnes sans enfant. Source : Human Fertility Database, consultée en juillet 2023.
Graphique de droite :
Lecture : part des femmes biologiquement sans enfant. Source : Generations and Gender Surveys, calculs des autrices.

Toutefois, une série de nouvelles enquêtes internationales (Generations and Gender Surveys, deuxième vague) permet de calculer la part des personnes qui n’ont pas d’enfant et déclarent avoir eu des difficultés à concevoir. Cette part est comprise entre 1,5 % et 4,5 % de l’ensemble des personnes de 40 à 59 ans dans les sept pays enquêtés à ce jour (graphique 2). Les personnes biologiquement infécondes sont celles qui n’ont jamais eu d’enfants mais qui ont été confrontées à l’infertilité au moins une fois dans leur vie, ce qui indique qu’elles ont tenté, bien que sans succès, de concevoir un enfant. Cette fois, la part de l’infécondité biologique est clairement reliée à l’âge auquel les personnes ont leurs enfants dans le pays : plus la part des naissances tardives est élevée, plus la part de femmes qui ont eu un problème à concevoir et restent sans enfant est élevée.

En conclusion, le niveau d’infécondité des dernières décennies dans les pays à fécondité basse est essentiellement expliqué par les facteurs économiques évoqués précédemment ou des choix de vie, mais encore relativement peu par le dépassement des limites biologiques (10 % à 20 % des personnes sans enfant ont déclaré des problèmes d’infertilité). Cependant, étant donné la relation existant entre l’infécondité biologique et l’âge à la naissance, il est possible que dans les années à venir, le décalage dans le temps des naissances contribue à un accroissement de la part des femmes qui rencontrent des difficultés à concevoir, et à une hausse de la proportion des femmes sans enfant.

L’aide médicale à la procréation permettra sans doute, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, à une partie des individus d’avoir l’enfant qu’ils peinent à concevoir, mais son efficacité décroît, chez la femme, dès l’âge de 35 ans. L’émergence de la pratique de congélation des ovules, par des femmes qui décident dans leur vingtaine de préserver artificiellement leurs capacités reproductives, pourrait faciliter une entrée en parentalité plus tardive, bien qu’il n’ait pas été démontré dans quelle mesure cette pratique permet d’échapper à la contrainte biologique.

Cependant, puisque les causes du report des naissances et de l’infécondité sont en grande partie liées à l’organisation sociale, il convient de penser en priorité à faciliter les conditions de vie des femmes et des hommes aux âges auxquels ils peuvent avoir des enfants naturellement, plutôt que de miser sur la « technologisation » des naissances. Au-delà de la bonne santé économique des pays, qui conditionne l’acquisition des ressources nécessaires à la parentalité intensive, cela peut passer par des services de garde d’enfant de bonne qualité et peu coûteux pour tous, une plus grande implication des hommes dans la famille, et une organisation du travail favorisant des horaires plus réduits et plus flexibles, pour les hommes comme les femmes [4].

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Remerciements :
nos recherches sont financées par le Conseil européen de la recherche (grant BIC.LATE), European Union’s Horizon 2020 Research and Innovation Programme (grant Agreement n° 101001410).

  1. Beaujouan Éva et alii, « La proportion de femmes sans enfant a-t-elle atteint un pic en Europe ? » ; Sobotka Tomás, « Un tiers des femmes d’Asie de l’Est resteront sans enfant ».

  2. Beaujouan Éva, « Delayed Fertility as a Driver of Fertility Decline? » ; Lazzari Ester et alii, « Projecting the Contribution of Assisted Reproductive Technology to Completed Cohort Fertility ».

  3. La courbe de stérilité la plus communément évoquée et la mieux validée montre que 2,3 % des femmes qui commencent à essayer de concevoir un enfant à 25 ans ne l’auront jamais, 6 % à 30 ans, 14 % à 35 ans, 35 % à 40 ans et 79 % à 45 ans. Courbe établie par Henri Leridon et utilisée dans « Can Assisted Reproduction Technology Compensate for the Natural Decline in Fertility with Age? A Model Assessment ».

  4. Rotkirch Anna, « Low Birth Rates: Ten Steps Towards More Baby-Friendly Policies For 2024 And Beyond ».

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