Revue

Revue

Et si Israël bombardait l’Iran ?

Récit et conséquences possibles d’un scénario de rupture

en
Avertissement : ce scénario a été rédigé en octobre 2023, alors que le conflit entre Israël et le Hamas venait d’éclater. Une extrême prudence est bien entendu nécessaire quant à la conception d’un scénario crédible, les événements pouvant imposer un tempo qui rendrait le présent exercice inutile. Ce scénario sert ainsi davantage à nourrir un travail de réflexion sur les conséquences possibles d’une attaque de l’armée israélienne sur l’Iran, dans un contexte extrêmement tendu.
À l’heure où ces lignes sont écrites, tout est possible au Proche-Orient. Néanmoins, compte tenu des priorités d’Israël — punir le Hamas —, l’hypothèse d’une frappe massive sur l’Iran est relativement ténue : Tsahal (l’armée israélienne) est pleinement engagé sur et autour de son territoire, et une dispersion des ressources militaires est peu probable. Il peut quand même sembler intéressant d’évoquer cette option de frappe car d’une part, des raids israéliens ont été régulièrement évoqués, et car d’autre part, s’il était confirmé que l’Iran est impliqué dans l’organisation, la planification et l’exécution, le 7 octobre, des incursions meurtrières du Hamas, cela pourrait changer la donne. D’où l’intérêt de ce « what if? » à vocation pédagogique.

Déclenchement

Les services secrets israéliens (Mossad) et américains (CIA / Central Intelligence Agency) obtiennent la certitude que l’attaque menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 a bien été planifiée, financée et supervisée par la république islamique d’Iran. Dès lors, les autorités israéliennes décident, avec l’assentiment de Washington, de mener une action offensive contre l’Iran.

Cette opération soulève de nombreuses difficultés, essentiellement d’ordre technique et politique. Toutefois, le cerveau de l’opération persuade les responsables israéliens que l’attaque ne doit pas être menée contre les cibles attendues, à savoir les sites contribuant au programme nucléaire et balistique iranien. Selon le concepteur, la sécurité d’Israël ne serait pas garantie si Tsahal se contentait de frapper ces cibles : cela ne ferait qu’éventuellement ralentir les efforts de Téhéran. La philosophie du raid est tout autre : afin d’assurer durablement la sécurité d’Israël, il convient de frapper le régime à la tête pour favoriser un soulèvement du peuple iranien, en espérant que cela aboutisse à la chute du régime islamique. Le gouvernement hostile à l’État hébreu serait ainsi destitué.

L’idée générale derrière ce raid à visée plus politique que militaire séduit rapidement de nombreux responsables israéliens, notamment au sein des partis politiques situés à gauche. Il ne vise pas à affaiblir le potentiel de nuisance de la république islamique d’Iran, mais bien la décapitation d’un régime qui, depuis la Révolution islamique de 1979, n’a jamais cessé d’appeler à la destruction du « régime sioniste » qui occupe Al-Qods (Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam).

Les objectifs du raid sont donc les centres de commandement et les casernes des Gardiens de la révolution (pasdaran) dans les principales villes d’Iran, ainsi que les casernes des bassidji (la milice islamique responsable du maintien de l’ordre) et les enceintes des centres de détention où sont retenus les prisonniers politiques, comme la sinistre prison d’Evin à Téhéran. Ces actions doivent être précédées d’une puissante cyberattaque sur les centres de communication iraniens, puis d’un appel massif sur les radios et réseaux sociaux en Iran pour inciter la population à profiter des frappes pour renverser le régime. Le gouvernement israélien avalise l’opération ainsi présentée, qui reçoit pour nom de code « Holopherne » (nom du général assyrien décapité par Judith dans l’Ancien Testament).

La population iranienne et la situation en Israël aujourd’hui

Les Iraniens, qui ont montré leur rejet du régime depuis 2022 suite à la mort de Mahsa Amini, ne se sentent pas majoritairement concernés par le conflit qui oppose Israël aux milices islamiques telles que le Hamas ou le Hezbollah. Dernièrement, le 9 octobre 2023, des centaines d’Iraniens ont par exemple conspué (pour être poli), lors d’un match de football à Téhéran, les quelques drapeaux du Hamas qui avaient été déployés par les affidés du régime. Le sentiment majoritaire est que l’État iranien gaspille bien trop de ressources (probablement plus d’un milliard de dollars US par an) pour soutenir une cause qui ne les concerne que marginalement, alors que la situation économique interne est catastrophique.

Un événement similaire à la mort de Mahsa Amini a eu lieu dans le métro de Téhéran début octobre, une jeune fille de 16 ans se trouvant en état de mort cérébrale… Ceci pourrait réactiver la contestation.

Les moyens matériels nécessaires et les obstacles politiques à l’opération

Israël et l’Iran sont deux pays relativement éloignés : près de 2 000 kilomètres séparent Tel-Aviv de Téhéran. Dès lors, le rayon d’action des chasseurs bombardiers F-15 israéliens est insuffisant pour effectuer le trajet aller-retour ; il est donc nécessaire de procéder à des ravitaillements en vol, ce que les pilotes de Tsahal savent faire, l’armée de l’air disposant de plusieurs avions ravitailleurs Boeing 707.

Or, les trajectoires de vol pour atteindre l’Iran supposent le survol d’États peu amicaux à l’égard d’Israël : Syrie, Irak, Jordanie ou Arabie Saoudite (malgré les récents rapprochements entre Riyad et Tel-Aviv, mis à mal par la guerre avec le Hamas). Des pressions politiques fortes de la part des États-Unis sont envisageables pour que le survol du territoire saoudien soit autorisé, ainsi que les ravitaillements en vol. L’U.S. Air Force pourrait également prendre part à ces opérations. La Ve Flotte de l’U.S. Navy, dont le quartier général se situe à Bahreïn, pourrait aussi apporter son assistance dans le domaine antimissile, le brouillage électronique et le renseignement, tout en assurant une couverture aux chasseurs bombardiers israéliens participant aux raids sur l’Iran.

Les raids planifiés par les Israéliens se concentreraient sur les principales villes iraniennes de la moitié occidentale du pays, en privilégiant celles où la contestation populaire suite à la mort de Mahsa Amini avait été la plus forte : Téhéran, Tabriz (dans l’Azerbaïdjan iranien), les principales villes kurdes comme Mahabad et Sanandaj (Mahsa Amini appartenait à la minorité kurde), Ispahan et Chiraz.

Les cibles définies sont les capacités de commandement et de contrôle des Gardiens de la révolution, les casernes de ces derniers situées dans et autour des villes, ainsi que les prisons politiques. Ces prisons seraient frappées par des missiles de précision dans l’objectif de créer des brèches dans les murs d’enceinte et de favoriser l’évasion de détenus.

Ces raids devraient mobiliser la majorité des chasseurs bombardiers de Tsahal, soit 70 à 80 F-15 Eagle et Strike Eagle (sur la grosse centaine en dotation), plusieurs avions ravitailleurs escortés par des F-16, ainsi que des avions de guerre électronique pour brouiller les radars iraniens. Enfin, les nouveaux F-35 sont mis à contribution, avec une vingtaine d’appareils, soit la moitié de la flotte disponible.

Pour ravitailler un tel volume, l’assistance de l’U.S. Air Force est requise : les avions ravitailleurs américains se positionneraient alors sous la protection des destroyers dotés du système antimissile Aegis pour agir en toute sécurité. La seule limite imposée par la Maison Blanche pour ce raid serait de ne pas participer activement à une action offensive : outre le ravitaillement en vol, les États-Unis contribueraient à la fourniture de munitions antibunker, au renseignement pour le choix des cibles, au brouillage et aux aspects cyber.

Les raids

Programmés pour être réalisés au petit matin, les raids sont précédés d’une cyberattaque massive visant les centres de communication et de commandement iraniens, ainsi que la défense anti-aérienne. Une partie de la capacité de réaction iranienne se trouve ainsi neutralisée.

Grâce aux renseignements fournis par la résistance intérieure iranienne, la demeure du chef du corps des Gardiens de la révolution est identifiée et détruite, alors que les bombes antibunkers pulvérisent le quartier général des pasdaran. Des missiles dotés de sous-munitions s’abattent sur les principales casernes des Gardiens, provoquant de grandes destructions. Certaines casernes des bassidji sont également ciblées dans la capitale iranienne. L’enceinte de la prison politique d’Evin est détruite en plusieurs endroits, provoquant une insurrection des détenus. Un scénario similaire se produit dans les autres villes visées par le raid.

Simultanément, les ondes radio du pays sont saturées d’appels à la révolte, notamment par le biais de BBC Persian, la filiale de la BBC diffusant les informations sur cette région. Les réseaux sociaux, qui parviennent à fonctionner malgré les mesures prises par les autorités pour contrôler Internet, sont eux aussi envahis de messages relayant le raid, les images des casernes détruites, les appels à l’insurrection… Le vieil hymne national traditionnel, Ey Iran, est massivement diffusé.

La majorité des appareils israéliens parviennent à revenir en Israël après une deuxième opération de ravitaillement en vol, plus périlleuse compte tenu de la réaction (tardive) de la défense aérienne et de l’armée de l’air iraniennes. Mais la protection américaine permet que cette opération se déroule sans trop de difficultés. Plusieurs appareils doivent néanmoins rejoindre l’Azerbaïdjan, qui a toujours été en délicatesse avec Téhéran et a bénéficié de transferts d’armement israéliens. Les pertes israéliennes s’avèrent être limitées et largement acceptables.

La suite des raids : révolution ou réaction ?

À ce stade, deux trajectoires sont possibles dans un tel scénario. La première procède d’un grand succès du raid, la seconde s’avère au contraire décevante pour les Israéliens, avec des conséquences particulièrement néfastes.

• Dans la première hypothèse, la population iranienne sort en masse dans les rues des principales villes. Le régime islamique est complètement pris au dépourvu, les attaques sur les centres de communication engendrant chaos et confusion, réduisant fortement les capacités de réaction du sommet de la République islamique.

À Téhéran, la foule se dirige vers les principaux centres de pouvoir et envahit la prison d’Evin. La police est débordée, alors que les bassidji sont pris à parti par une population qui laisse éclater sa colère et sa frustration. Les unités pasdaran, fortement touchées par le raid, ne parviennent qu’à réagir faiblement. Le pouvoir fait appel aux unités de l’Artesh, l’armée régulière, majoritairement composée de conscrits. Mais ceux-ci refusent les ordres de répression et se joignent progressivement aux révoltés qui sont maintenant des centaines de milliers, voire des millions dans les rues de Téhéran.

Tabriz, historiquement frondeuse à l’égard du pouvoir central, connaît un scénario similaire, de même qu’Ispahan et Chiraz. Dans le Kurdistan iranien, les combattants clandestins du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran se joignent aux insurgés.

L’appareil d’État de la République islamique ne parvient pas à reprendre en main la situation. Les autres villes du pays, non touchées par les raids, se soulèvent également. Le Guide de la révolution, l’ayatollah Khamenei, très affaibli par une maladie, ne survit pas à la tentative d’exfiltration organisée par son entourage. À Téhéran, la foule envahit le Majles, le Parlement iranien. Des figures de l’opposition, jusque-là emprisonnées ou en résidence surveillée, s’y rendent et y proclament l’abolition de la République islamique.

Ce scénario pourrait aboutir à l’établissement d’un régime démocratique en Iran après une période de confusion d’une durée difficile à déterminer. Cependant, il est presque certain que la sécurité d’Israël en serait durablement améliorée, ce qui était l’objectif recherché par le concepteur des raids contre l’Iran. En effet, il est probable qu’un Iran démocratique choisisse de normaliser rapidement ses relations avec l’État hébreu, comme cela avait été le cas sous le régime impérial. Un Iran débarrassé d’une rhétorique islamiste appelant à la destruction du régime sioniste n’aurait aucune difficulté à se rapprocher de Tel-Aviv. Le soutien financier au Hezbollah libanais cesserait immédiatement, ce qui aurait pour conséquence un affaiblissement de ce parti milice dans le jeu politique au Liban. Il en irait de même pour les milices chiites en Irak ou le soutien aux houthis [1] yéménites.

Les relations avec les États-Unis seraient également rétablies, la diaspora iranienne américaine effectuant son grand retour dans la mère patrie, amenant capitaux humains et financiers. Néanmoins, les relations avec les pays sunnites, et singulièrement l’Arabie Saoudite, ne seraient pas forcément améliorées. Un régime iranien non islamique conserverait une dimension fondamentale de la culture politique iranienne : le nationalisme et la préservation du rôle régional de l’Iran. C’est pourquoi Téhéran pourrait adopter une posture d’équilibre entre la Russie et les États-Unis, proche de la posture indienne de non-alignement. La préservation des intérêts nationaux serait la priorité des nouvelles autorités iraniennes, tout en affichant une attitude visant à attirer les capitaux pour développer son économie.

• La deuxième hypothèse serait plus sombre pour les Israéliens. Les effets attendus des raids ne sont pas au rendez-vous : le régime islamique est parvenu à conserver suffisamment de forces de répression pour violemment réprimer la contestation populaire. Les autorités appellent à venger l’affront de l’attaque israélienne et promettent des représailles dévastatrices.

Le premier effet probable serait de demander au Hezbollah libanais de mettre toutes ses forces disponibles dans la bataille contre l’État hébreu. Des missiles balistiques seraient probablement tirés contre les bases américaines à Bahreïn, ainsi que contre les terminaux pétroliers en Arabie Saoudite, afin de punir cette dernière d’avoir autorisé le survol de son territoire par les avions israéliens. Le détroit d’Ormuz serait immédiatement miné, ce qui, cumulé aux attaques contre les terminaux saoudiens, provoquerait un choc pétrolier sans précédent. Tous les relais du régime islamique dans le monde arabe seraient activés : milices chiites en Irak, houthis au Yémen, milices liées à Téhéran en Syrie… La Guerre sainte contre Israël et les États-Unis serait proclamée par le Guide de la révolution, ce qui pourrait provoquer un embrasement général du Moyen-Orient. La Russie pourrait profiter de la situation pour se rapprocher un peu plus des régimes arabes et musulmans, afin de se présenter comme défenseuse des opprimés victimes de l’impérialisme occidental et américain. La Chine pourrait adopter une position similaire tout en appelant à la désescalade. Les conséquences se révéleraient alors catastrophiques, en particulier en cas de mise en danger de l’existence même d’Israël. Si Tel-Aviv était acculé, le « complexe de Massada [2] » pourrait resurgir, allant jusqu’à provoquer des frappes nucléaires israéliennes contre les principales capitales arabes et les grandes villes iraniennes.

  1. Les houthis sont un groupe d’obédience zaydite, une branche de l’islam chiite ne reconnaissant que cinq imams (successeurs de Mahomet), et non douze comme la majorité des chiites (dits duodécimains, comme en Iran ou en Irak) (NDLR).

  2. Propension de l’État d’Israël à toujours se considérer comme une forteresse assiégée, en référence au siège de Massada, par les Romains, en 72 de notre ère (NDLR).

#États-Unis #Guerre #Iran #Israël #Moyen-Orient #Ruptures #Scénarios