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Effondrement de la capacité d’absorption des puits de carbone terrestres

Interview

Philippe Ciais est physicien, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE). À l’été 2024, il a cosigné un article de recherche qui alerte sur l’effondrement de l’absorption de carbone par les puits de carbone terrestres au cours de l’année 2023. Il en présente ici les principaux éléments à retenir.

À quoi servent les puits de carbone naturels et quelle est l’ampleur de la baisse que vous avez observée ? En quoi est-elle inédite et inquiétante ?

Philippe Ciais : Les puits de carbone naturels absorbent une partie du carbone émis dans l’atmosphère. Il s’agit principalement des forêts (via la photosynthèse) et des océans. Leur rôle est fondamental puisqu’ils captent près de la moitié du carbone émis par les activités humaines : environ 25 % pour les puits océaniques et 20 % pour les puits terrestres. Or, l’année 2023 a connu un taux de croissance de la concentration en CO2 de l’atmosphère terrestre 86 % plus élevé qu’en 2022, un record depuis le début des mesures, c’est-à-dire depuis 1958. Et cette augmentation n’est pas liée à la croissance des émissions humaines de CO2, qui sont restées quasiment stables l’année dernière (entre 0,1 % et 1,1 %). Autrement dit, c’est l’absorption des puits de carbone qui a fortement diminué, puisqu’ils n’ont absorbé qu’entre 1,5 milliard et 2,6 milliards de tonnes de CO2, contre 9,5 milliards en 2022. Ce niveau peut connaître des variations annuelles, mais est en moyenne de 7,3 milliards de tonnes depuis 10 ans, et le niveau enregistré en 2023 est le plus faible depuis 20 ans.

L’absorption de carbone par les océans est restée globalement stable, voire a légèrement augmenté, ce qui signifie que c’est l’absorption des puits terrestres qui a chuté, et principalement celle des forêts : au cours de l’année 2023, leur absorption a été quasiment nulle dans certaines régions, alors même que le phénomène El Niño était plutôt modéré, et n’a donc pas aggravé les risques de canicule et de sécheresse.

Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer cette baisse de l’absorption de carbone par les forêts ?

P.C. : L’augmentation des émissions de CO2 dans l’atmosphère est a priori positive pour les végétaux, qui peuvent en tirer parti pour leur croissance. Mais ce phénomène est de plus en plus compensé par les impacts du changement climatique : perturbation des saisons, avec des printemps plus humides et plus chauds, des étés plus secs, hausse des événements extrêmes comme les sécheresses et feux de forêt, mais aussi prolifération de certains insectes ravageurs du bois (comme les scolytes). L’année 2023 a concentré ces phénomènes, avec à la fois une accélération du réchauffement climatique, des sécheresses très fortes en Méditerranée, en Amazonie et en Asie du Sud-Est, des incendies au Canada…

En conséquence, l’absorption de carbone par les forêts a diminué partout sur la planète, et le phénomène s’observe depuis plusieurs années. Entre 2015 et 2023, l’absorption de CO2 par les puits terrestres de l’hémisphère Nord a diminué de 35 % à 40 %. En France, la mortalité des arbres a augmenté de 80 % depuis 10 ans. Toutes les essences sont concernées, soit par une faible résistance à la chaleur, soit par une plus grande vulnérabilité à des maladies ou à des insectes. Le dépérissement des arbres peut être brutal ou progressif, et reste assez difficile à mesurer à l’échelle des forêts — les facteurs peuvent être complexes et se cumuler. Mais cette surmortalité illustre de manière indéniable l’évolution rapide du climat.

Cette diminution de l’absorption du CO2 par les forêts pourrait-elle se poursuivre au même rythme à l’avenir ? Avec quelles conséquences sur le changement climatique ?

P.C. : Au cours des 60 dernières années, la planète a bénéficié d’une absorption élevée du carbone par les océans et la végétation (par rapport à la période précédente). De fait, la plupart des modèles climatiques intègrent un maintien de cette absorption à des niveaux élevés à l’avenir, ce qui limiterait en partie l’ampleur du changement climatique. Néanmoins, ces modèles ne prennent pas en compte les impacts du changement climatique lui-même sur les écosystèmes. Ils se basent donc sur une stabilité des volumes de carbone absorbés par les forêts, alors même que tout indique qu’ils devraient diminuer sur longue période. Or, l’adaptation des modèles est difficile, compte tenu des variations annuelles enregistrées en fonction des sécheresses, des incendies, etc.

Il est en tout cas possible, voire probable, que les modélisations climatiques actuelles sous-estiment l’ampleur du changement climatique d’ici la fin du siècle en conservant des hypothèses optimistes de séquestration du carbone par les puits naturels.

Propos recueillis par Cécile Désaunay