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De quelle couleur sera la ville verte ?

La chronique prospective d’Isabelle Baraud-Serfaty

Dans cette chronique prospective, Isabelle Baraud-Serfaty, conseillère scientifique de Futuribles International et coordonnatrice de la formation Futurs de villes, montre les multiples questions que soulèvent la réintroduction de la nature en ville et, plus largement, la transition vers une ville « verte ».

Des villes de plus en plus vertes

« Plan nature », « plan fraîcheur », « plan pleine terre » : lancés respectivement par les métropoles de Lyon [1], Grenoble [2], Nantes [3], ces exemples témoignent parmi beaucoup d’autres que la végétalisation urbaine devient l’une des principales modalités pour adapter les villes au réchauffement climatique. Alors qu’on peut parfois déjà faire cuire un œuf sur le bitume des rues de Marseille (température, 60 °C) [4] et que dans 15 ans le climat de Lyon pourrait être identique à celui de Madrid aujourd’hui [5], cette solution semble faire l’unanimité. Concrètement, les municipalités plantent ou encouragent la plantation d’arbres, et les toitures et les façades sont de plus en plus recouvertes de végétaux.

La végétalisation des villes va souvent de pair avec leur « débitumisation », c’est-à-dire le fait de transformer le revêtement des sols urbain. Les trottoirs, plus faciles à travailler que les chaussées sur lesquelles circulent encore les voitures, sont ainsi désimperméabilisés, sous des formes variées : trottoirs enherbés, végétalisation du pied de façade des bâtiments, présence de « bandes végétales » (sous forme de « strates arbustives basses », avec des petits arbustes, ou « strates herbacées »), ou encore plantes « sauvages » (bouillon-blanc, fenouil sauvage, buddleia, etc.). Partout, l’objectif est le même : atténuer les émissions de carbone, et surtout lutter contre le phénomène d’’îlot de chaleur urbain (plus l’environnement est minéral, plus le thermomètre grimpe) [6]. Les villes ressemblent ainsi de plus en plus aux images d’un Vincent Callebaut qui, il y a encore quelques années, paraissaient futuristes.

Signe que le sujet est mûr, certains débats commencent à apparaître :

  • Sur les objectifs à fixer en matière de végétalisation : nombre d’arbres, surface de la canopée…
  • Sur le choix des espèces : pour que les arbres ou autres végétaux croissent mais pas trop, pour qu’ils ne perdent pas trop de feuilles sur lesquelles les passants risquent de glisser et qui nécessitent un ramassage, pour privilégier des espèces qui favorisent la biodiversité plutôt que de chercher à « faire joli » avec des pelouses tondues à ras…
  • Sur les enjeux esthétiques : la végétalisation des villes modifie assurément leur physionomie, tandis que la manière de la percevoir (mauvaise herbe ou flore spontanée ?) est affaire d’appréciation personnelle ou de pédagogie.

Mais globalement, tout le monde s’y met et le droit de l’urbanisme vient désormais à l’appui de cette mise en œuvre, à l’image du « PLU bioclimatique » de la ville de Paris [7].

Pour rester vert, le vert s’entretient ! Qui entretiendra la nature en ville ?

Si le verdissement est à l’œuvre, la question de l’après-verdissement est pourtant aujourd’hui peu abordée. Or, une particularité du végétal est qu’il est vivant. Les feuilles jaunissent, les arbres poussent, et leurs racines aussi, au point parfois de soulever le trottoir, tandis que certaines plantes peuvent devenir envahissantes et augmenter les coûts de gestion. Sans compter que les bacs ou jardins en pied d’arbres peuvent rapidement devenir des poubelles urbaines et que les bandes végétalisées doivent être entretenues manuellement, d’où un coût plus important de main-d’œuvre : il faut enlever les déchets, remplacer les végétaux morts, surveiller les éventuelles végétations invasives.

Jusqu’à présent, ce sont les collectivités locales qui entretenaient leurs espaces verts et leur voirie. En auront-elles encore les moyens si la proportion de végétaux augmente ? « Planter et entretenir des arbres est autrement plus compliqué que couler du bitume. Il faudra de l’argent pour transformer l’espace public, et il faudra des compétences pour le gérer et l’entretenir [8]. »

Qui seront les opérateurs de la nature en ville ? Des opérateurs privés de type promoteurs, entreprises du bâtiment-travaux publics (BTP) ou entreprises de services urbains, pourraient-ils devenir des prestataires des municipalités pour l’entretien du végétal urbain, voire plus largement des délégataires de l’espace public, à la manière par exemple des délégataires de la distribution d’eau comme Veolia ou Suez ?

Les riverains pourraient également jouer un rôle important comme gestionnaires de la nature en ville, selon des modes de gestion participative. C’est ce qui existe depuis 1999 à Rennes avec l’opération « Jardinons nos rues » : des riverains-jardiniers bénévoles ont même signé avec la ville une convention de gestion des jardins de rue, au titre de la « végétalisation du domaine routier communal ». Or, ces actions mobilisatrices redonnent des capacités d’action collective aux riverains qui, demain, pourraient dépasser les seules herbes folles ou arbres fruitiers. Mais elles posent d’autres questions : quelle est l’échelle des collectifs d’habitants ? Ceux d’une rue, d’un quartier ? Avec quelles obligations de moyens ou résultats ? Quelle représentativité ? Quel suivi des enjeux d’intérêt général ? Quel risque d’entre-soi ?

De nouvelles articulations public-privé : « Les arbres ne connaissent pas le cadastre [9] »

Même si toutes les communes de la métropole de Lyon faisaient le maximum pour végétaliser le domaine public, seuls 30 % du territoire seraient plantés, les espaces privés représentant environ 70 % de l’espace végétalisé de l’agglomération lyonnaise [10]. Pour mobiliser le privé, des subventions sont ainsi versées par la métropole pour aider les copropriétés qui souhaitent planter ou désimperméabiliser. La renaturation de la ville suppose en effet d’avoir en amont une vision d’ensemble qui dépasse les oppositions habituelles entre public et privé : « les arbres et les oiseaux ne connaissent pas le cadastre », indique le paysagiste Gilles Clément.

Si le plan Canopée de Lyon porte sur la cime des arbres, faudra-t-il demain imaginer un plan « Racines » ? Alors que certains habitants coupent les racines des arbres qui sont sur le trottoir devant chez eux ou dans le jardin de leur voisin, il faut feuilleter le magnifique Atlas des systèmes racinaires des arbres [11], qui présente plus de mille dessins à l’encre dépeignant les systèmes d’enracinement de plantes. Il permet de se rendre compte que la question du végétal en ville interroge autant l’espace souterrain de la ville que l’espace aérien, et rejoint l’idée que, contrairement à l’approche classique de l’aménagement (dont le foncier est la matière première), la valeur d’un terrain ne réside pas seulement dans la valeur de ses droits à construire, mais bien dans celle de son sol, qui dépasse la seule valeur économique.

Système racinaire du pin sylvestre, Atlas des systèmes racinaires

La nature comme infrastructure verte-grise-bleue

Ainsi le financement de la renaturation, à la fois publique et privée, de la ville reste à imaginer. Avec des questions dont les réponses brouillent les lignes de démarcation habituelles pour penser la ville : entre public et privé, mais aussi entre nature et technique.

Le verdissement des villes est en effet plus qu’une couche de vert, il en transforme radicalement l’approche. C’est ce à quoi invite à réfléchir le passionnant ouvrage Natures urbaines, publié à l’occasion de l’exposition éponyme au Pavillon de l’arsenal, le centre d’urbanisme et d’architecture de la ville de Paris, en 2024 : « au lieu de continuer à envisager la nature d’un côté, les techniques de l’autre, il faut se résoudre à les considérer comme indissociables l’une de l’autre [12] ».

Cette dimension infrastructurelle de la nature est fortement liée à l’importance renouvelée que prend la gestion de l’eau en ville. L’eau qui sert à l’arrosage des espaces verts et qui tend parfois à devenir rare [13], mais aussi l’eau des pluies qui, avec la modification du climat, devient souvent trop abondante et arrive sous forme d’épisodes pluvieux intenses qui conduisent au débordement des réseaux existants. Or les espaces végétalisés permettent d’absorber les eaux de pluie et fonctionnent comme des éponges absorbantes qui peuvent se substituer aux systèmes d’assainissement. Développé en Chine au milieu des années 2010, le concept de « ville éponge » repose sur la complémentarité entre la nature des sols, qui conditionne leur capacité d’absorption, l’eau et la végétation. Le concept s’est exporté aussi au Canada, et la ville de Montréal met en place plusieurs projets de « rues éponges » ou « trottoirs éponges ».

En France, certains aménageurs proposent de nouveaux quartiers « zéro tuyau ». Mais, bien souvent désormais, l’évacuation des eaux pluviales passe par un mixte entre des tuyaux, publics, et des éponges (l’infiltration à la parcelle), souvent privées. Comme l’explique Antoine Picon : « des parcs inondables aux corridors écologiques, en passant par les forêts urbaines, un certain nombre de figures clefs mobilisées afin de repenser la place de la nature dans les villes, peuvent être considérées comme des infrastructures jouant le rôle de complément ou d’alternative aux infrastructures dites “grises” qui, des chaussées aux réservoirs bétonnés, minéralisent généralement l’espace [14]. »

L’infrastructure verte change ainsi la nature de l’infrastructure, mais elle en modifie aussi la gouvernance, car son périmètre est souvent plus large. Elle doit bien souvent être pensée à l’échelle du « grand cycle de l’eau », celle du cycle naturel de l’eau et notamment du bassin versant, et non plus seulement celle du « petit cycle de l’eau » (eau potable et assainissement). Les échelles pertinentes d’action deviennent sans doute celles des territoires plus larges [15]. Se pose également la question du financement de cette nouvelle green infrastructure. Car le réseau physique « gris » était le support d’une péréquation tarifaire entre les habitants-usagers. Comment s’organise la facturation de la ville-éponge ? Qu’est-ce qui doit être détenu ou géré en commun, et à quelle échelle ? La ville verte-grise-bleue, en tissant de nouvelles interdépendances, soulève des questions politiques !

Source : Ibicity / Isabelle Baraud-Serfaty.

Conclusion : des villes qui en verront de toutes les couleurs

Et si les villes vertes étaient blanches, parce que repeindre les trottoirs et les toits des villes en blanc favorise l’effet d’albedo (qui, en renvoyant la chaleur, limite le réchauffement) ? Et si les villes vertes étaient noires parce que limiter l’éclairage nocturne permet de préserver la biodiversité ? Ce qui est certain en tout cas, c’est que l’unanimité sur la ville verte donne l’impression d’une certaine facilité. Or, il faut bien avoir conscience qu’elle constitue un changement radical dans la manière de concevoir et fabriquer la ville. Les paradigmes s’inversent : l’imbrication entre ville et nature rompt avec l’approche dominante depuis l’urbanisme moderne, à savoir la séparation ville-nature. Jusqu’où les habitants accepteront-ils cette nouvelle ville hybridée avec la nature ? Là, des villes essaient de la limiter et de laisser des zones en friche pour permettre aux petits insectes et aux pollinisateurs de se développer tranquillement, suscitant l’ire de certains… [16] Ailleurs, les habitants d’un éco-quartier se plaignent de ragondins dans les noues. Les frontières de l’acceptabilité de la nature en ville vont-elles évoluer ? Car jusqu’à présent, toutes les espèces vivantes ne sont pas tolérées en ville. Les pigeons, les moustiques, les guêpes, les mauvaises herbes, les pollens, etc., et même les rats, le sont… mais demain ? Il ne faudrait pas en tout cas que les habitants des villes vertes-grises-bleues voient rouge !

  1. Lancé en 2020, le plan de végétalisation de la ville de Lyon vise avant tout à mieux prendre soin de la santé des habitants. Alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconise que chaque habitant ait accès à au moins 10 mètres carrés d’espace de nature à proximité de chez lui, Lyon serait aujourd’hui à moins de 6 mètres carrés. À Lyon intra-muros, 3 126 arbres ont été plantés en 2023, portant le total à presque 9 hectares végétalisés depuis 2020. Sur les 58 communes de la métropole, 56 000 arbres seront plantés en 2024 (contre 4 000 en 2019).

  2. Annoncé en 2021, ce plan fraîcheur, qui considère que « l’arbre est un climatiseur », met en avant l’objectif de végétalisation et de « débitumisation » de la ville, notamment autour des écoles.

  3. Lancé en 2022.

  4. Cf. l’intervention de Perrine Prigent, adjointe au maire de Marseille, à Futuribles lors du séminaire Futurs de villes en juin 2024.

  5. Sigot Françoise, « Canicule : Lyon va planter 56.000 arbres cette année contre les îlots de chaleur », Les Échos, 12 août 2024.

  6. La végétalisation peut aussi contribuer à la résilience des villes aux inondations, et à un nouveau regard des habitants sur leur environnement urbain, par exemple avec les arbres fruitiers.

  7. Un plan local d’urbanisme (PLU) définit les grandes orientations d’aménagement et réglemente toutes les constructions d’une ville.

  8. Tribune de Véronique Bédague, dirigeante du premier promoteur français, Nexity, par ailleurs ancienne secrétaire générale de la ville de Paris, dans Le Monde, 12 février 2021.

  9. Gilles Clément, par exemple dans son intervention au colloque international « L’espace public », à la Société française des architectes le 25 mai 2018.

  10. Schittly Richard, « Écologie : des obstacles sur la route du “plan nature” de la métropole de Lyon », Le Monde, 9 août 2021.

  11. Numérisé et disponible sur le site de l’université néerlandaise de Wageningen.

  12. Picon Antoine (sous la dir. de), Natures urbaines, Paris : Pavillon de l’arsenal, 2024. L’auteur, ingénieur, directeur de recherches à l’École des ponts, auteur de plusieurs livres sur la smart city, insiste notamment sur l’importance du numérique pour faire advenir cette nature, qui devient une « techno-nature », et invite à revisiter des approches qui existaient au milieu du XIXe siècle, par exemple avec le parc des Buttes-Chaumont à Paris. Lire aussi Waller Marion, Artefacts naturels. Nature, réparation, responsabilité, Paris : éditions de l’Éclat, 2016.

  13. Alors que la question est moins de savoir combien une ville plante d’arbres que combien resteront vivants, l’arrosage urbain devient une compétence clef.

  14. Picon Antoine, op. cit.

  15. Les eaux pluviales seront davantage traitées en lien avec la compétence Gemapi (gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations) portée par les EPCI (établissements publics de coopération intercommunale). Un basculement s’opère, de l’eau sale qui est rejetée dans les tuyaux à l’eau comme ressource, avec de nouveaux modes de conception des espaces publics (ville éponge).

  16. Voir par exemple le chapitre « Territoires : vivre ici, rêver d’ailleurs », du Rapport Vigie 2023, de Futuribles International.

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