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Chine : civilisation écologique et géopolitique du “green power”

La chronique prospective de Jean Haëntjens

Peu d’observateurs ont porté attention au fait que la Chine travaillait, depuis près de 20 ans maintenant, sur le concept géopolitique de « civilisation écologique ». Proposé en 2007 par le président Hu Jintao, ce concept a été promu au rang de principe constitutionnel de la République populaire en 2018. En 2021, le président Xi Jinping en a fait un des axes clefs du récit collectif chinois, en fixant l’objectif d’une neutralité carbone en 2060 [1].

Pour les observateurs occidentaux, habitués à considérer la Chine comme un des pays les plus pollués de la planète — en 2008, la circulation automobile avait dû être alternée à Pékin, pour permettre aux jeux Olympiques de se dérouler dans une atmosphère à peu près respirable —, cette annonce a été le plus souvent regardée comme un de ces slogans dont les Chinois sont friands. Après le Grand Bond en avant et les nouvelles routes de la soie, pourquoi pas la « civilisation écologique » ?

Responsable de 23 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète et produisant environ 60 % de son électricité dans des centrales à charbon, la Chine de 2024 est encore loin de pouvoir prétendre être un modèle de société verte. Et pourtant, ramenée à chaque habitant, l’empreinte écologique des Chinois (8 tCO2éq. [tonnes d’équivalent CO2]) reste comparable à celle des Européens (7 tCO2éq. et même près de 9 tCO2éq. pour les Français) et est très inférieure à celle des Nord-Américains (14 tCO2éq.). Elle est même inférieure à celle des Européens si l’on ajoute à l’empreinte directe de ces derniers, c’est-à-dire celle qui est contenue dans les produits qu’ils importent, notamment de Chine.

En fait, plusieurs raisons pourraient inciter les Chinois, qui ont prouvé leur capacité à se projeter dans le très long terme, à donner plus de visibilité et de contenu à leur projet de civilisation écologique [2] :

  • La première, qui a été en partie à l’origine du concept, est socio-environnementale : il s’agit de répondre au mécontentement des populations urbaines chinoises qui restent, malgré les progrès accomplis, soumises à des niveaux de pollution aérienne plus que critiques.
  • La deuxième est économique : l’ambition, affirmée par la Chine, de devenir, devant les États-Unis, la première puissance économique de la planète en 2050, a perdu de son crédit depuis la crise de la Covid. Pour plusieurs raisons — démographie, vieillissement, crise de l’immobilier, retour des mesures protectionnistes dans le monde —, la croissance chinoise a dû s’aligner sur les rythmes plus amortis des pays développés. En revanche, la Chine dispose d’un appareil industriel et d’une avance technologique qui lui permettent de dominer les marchés mondiaux des technologies vertes, en plein développement et hautement stratégiques.
  • La troisième est géopolitique. Compte tenu de sa langue, de son écriture par idéogrammes, et de ses spécificités culturelles et civilisationnelles, la Chine aura du mal à dépasser les États-Unis sur le terrain du soft power culturel. Elle ne cherche d’ailleurs pas à exporter son modèle civilisationnel et encore moins à l’imposer à l’humanité [3]. Ses dirigeants ont en revanche intégré le concept de green soft power, selon lequel les pays qui sauront faire bénéficier les autres de leurs technologies vertes et de leur exemplarité écologique, renforceront leur influence géopolitique.

Le projet chinois de civilisation écologique recouvre donc plusieurs dimensions — écologique, sanitaire, industrielle, sociopolitique et géopolitique — qui sont en train de converger.

La dimension économique et industrielle

Le 14e plan quinquennal (2021-2025) a réservé une large part à l’écologie et prévoit des investissements massifs dans les biotechnologies, les véhicules électriques et les énergies renouvelables. La domination chinoise est déjà écrasante sur les marchés mondiaux des batteries électriques, de l’éolien et des panneaux photovoltaïques, avec, dans les trois cas, des capacités installées plus importantes en Chine que dans l’ensemble du reste du monde.

En 2024, la Chine produira plus de la moitié des voitures électriques vendues dans le monde [4]. Les constructeurs automobiles européens anticipent déjà le fait que l’interdiction de la vente de véhicules thermiques en Europe, à partir de 2035, ouvrira un boulevard aux constructeurs chinois — ou aux constructeurs européens (Volvo, Smart, Daimler…) désormais contrôlés par des entreprises chinoises. L’offensive des constructeurs chinois pour dominer le marché mondial des voitures électriques, est donc déjà largement engagée. Les constructeurs chinois sont en outre mieux positionnés que les constructeurs européens et nord-américains sur les véhicules d’entrée et de moyenne gamme, qui seront déterminants, à l’échelle planétaire, pour sortir du tout-carbone [5]. La domination chinoise est également écrasante sur le marché des scooters électriques qui assureront, demain, une grande part de la mobilité dans les pays du Sud.

La dimension sociétale et sociopolitique

Le projet de civilisation écologique se décline dans les champs des modes de vie et de l’aménagement du territoire. La nouvelle politique chinoise vise à orienter les flux d’urbanisation vers les villes de deuxième ou troisième catégorie, qui seront parallèlement reliées aux métropoles et entre elles par des liaisons ferrées à grande vitesse. De nouveaux modèles d’éco-cités (version chinoise de nos smart cities) permettront de réduire significativement les consommations d’énergie liées aux transports et au chauffage / climatisation.

Le pilotage et la surveillance numérique de ces consommations sera une des clefs du dispositif et s’appliquera à la fois aux collectivités locales, aux entreprises et aux individus. L’encadrement écologique des comportements (habitat, transports) s’intégrera dans le dispositif du « crédit social », fondé sur l’exploitation méthodique et intrusive des traces numériques laissées par chaque individu [6].

Le concept de civilisation écologique prend par ailleurs une place croissante dans le récit collectif, et fait écho à celui de civilisation chinoise, l’une des plus anciennes civilisations de la planète ; une civilisation à laquelle l’Occident doit un grand nombre des innovations techniques (le papier, l’imprimerie, la poudre à canon, la boussole…) qui lui ont permis, à partir du XVIe siècle, d’étendre son emprise sur le monde. Les Chinois n’ont pas oublié cette leçon de l’Histoire et ont bien l’intention de tirer, cette fois-ci, un avantage géopolitique de leur avance industrielle dans le domaine des technologies vertes [7].

La dimension géopolitique

Le virage vert de la Chine va lui permettre d’accroître son influence géopolitique par plusieurs voies :

  • La première sera le tissage d’un réseau de clients et d’affidés auxquels elle fournira, contre des terres et des ressources naturelles, les véhicules électriques, les panneaux photovoltaïques et les outils numériques indispensables à leur développement. Après l’Europe, le continent africain constituera, bien évidemment, un partenaire de choix pour le déploiement d’une telle stratégie.
  • La seconde passera par l’affirmation d’un soft power vert et l’accroissement de l’influence chinoise dans les institutions internationales. La participation des scientifiques chinois dans les travaux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) est déjà reconnue. Dans les Conférences des parties sur le changement climatique (COP), les positions de la Chine, qui ont été longtemps réservées et attentistes, sont devenues coopératives, et elles pourraient devenir plus actives et volontaristes [8]. La Chine utilise déjà ces instances pour tisser des relations privilégiées avec les pays du Sud. Elle pourra demain y montrer du doigt les mauvais élèves de la transition, à commencer, bien sûr, par les États-Unis.

Après les nouvelles routes de la soie, déployant les technologies et les infrastructures chinoises jusqu’en Europe et en Afrique, viendraient les « routes vertes de la soie », valorisant les ressources énergétiques, forestières et agricoles des ceintures équatoriales et tropicales. Deux réseaux qui permettront à l’empire du Milieu de tisser une toile durable et solide sur la planète Terre.

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Le concept chinois de civilisation écologique, qui n’était au départ qu’une intention stratégique, est donc en train de prendre progressivement la dimension d’un projet politique et civilisationnel cohérent, même si, de façon paradoxale, le point le plus faible du projet reste aujourd’hui sa dimension proprement environnementale. Les dirigeants chinois doivent à la fois s’extraire d’un lourd héritage charbonnier (la Chine continue à construire et exporter des centrales au charbon), mettre au pas des gouvernements locaux moins convaincus par l’écologie que les stratèges du Parti, et trouver des compromis entre objectifs de croissance économique et ambition écologique [9].

En dépit de ces faiblesses, le concept de civilisation écologique interroge les Occidentaux à plusieurs titres :

  • La notion de planification écologique, qui est au cœur du projet chinois, a été reprise par plusieurs pays européens, dont la France (création, en 2022, d’un Secrétariat général à la planification écologique, rattaché au premier ministre). La « taxonomie verte » européenne, classant les filières industrielles selon leur impact écologique (2022), n’est pas sans parenté avec le système de notation et d’incitations déployé en Chine pour inciter les entreprises privées à améliorer leurs performances écologiques.
  • La notion de civilisation, longtemps considérée avec méfiance, fait un retour en force dans les analyses politiques et géopolitiques, avec l’idée que l’une des faiblesses des Européens est leur incapacité à se penser comme une civilisation. Peter Sloterdijk explique ainsi, après Hubert Védrine, que « les Européens ont cessé de s’intéresser à l’Europe et de s’identifier comme tels ». Les notions de civilisation écologique, de « recivilisation » ou d’art de vivre sont mises en exergue dans de nombreux essais récents. Jean Viard plaide ainsi pour une « civilisation de l’individu écologique [10] ». « L’art de vivre, explique Giuliano da Empoli, cofondateur de la revue Le Grand Continent, c’est le grand antidote des totalitarismes, qui veulent chiffrer, contrôler chaque mouvement. L’art de vivre, c’est le contraire […]. C’est quelque chose à quoi on est très attaché dans la dimension physique européenne. » Mais cet art de vivre est-il compatible avec une ambition écologique ? Ne voit-on pas certains écologistes, y compris libéraux, proposer le recours à un « compte carbone individuel [11] » formule qui, dans son principe et son fonctionnement (exploitation des traces numériques), n’est pas si éloignée du crédit social chinois !

Enfin, le concept de civilisation écologique prend place sur une scène géopolitique fortement dominée par des conflits d’ordre civilisationnel et des références à d’anciens empires-civilisations (russe, indien, perse, ottoman…). Pourrait-il contribuer à « reciviliser » la scène géopolitique mondiale ? À éloigner la perspective peu souhaitable d’un « choc des civilisations » en proposant celle, plus positive, d’une compétition civilisationnelle pour le mieux-disant écologique ?

En dépit de ses actuelles faiblesses, le concept de civilisation écologique ne doit donc pas être sous-estimé. En le déclinant méthodiquement, la Chine est en train d’imposer un nouveau référentiel géopolitique, le green power. Elle a lancé une balle que les Occidentaux pourront difficilement ne pas reprendre au bond.

  1. Aglietta Michel et Espagne Étienne, Pour une écologie politique. Au-delà du Capitalocène, Paris : Odile Jacob, 2024.

  2. Maréchal Jean-Paul, « La realpolitik climatique chinoise », in « La puissance écologique de la Chine : analyses, critiques, perspectives », Green, numéro spécial, n° 1, septembre 2021, p. 23-30.

  3. Valantin Jean Michel, « Comment la Chine a fait de l’Europe son “espace utile” », Le Grand Continent, 25 avril 2023.

  4. Le Bec Antoine, « Automobile : vers un leadership chinois ? », Futuribles, n° 462, septembre-octobre 2024, p. 51-71.

  5. Ibidem.

  6. Dubois de Prisque Emmanuel, « Le système de crédit social chinois. Comment Pékin évalue, récompense et punit sa population », Futuribles, n° 434, janvier-février 2020, p. 27-48.

  7. Monjon Stéphanie et René Élodie, « Les nouveaux outils de la gouvernance environnementale en Chine », in « La puissance écologique de la Chine : analyses, critiques, perspectives », op. cit., p. 138-146.

  8. Dahan Amy, « L’évolution de la position chinoise dans les COP et sur la scène géopolitique climatique mondiale », in « La puissance écologique de la Chine : analyses, critiques, perspectives », op. cit., p. 13-18.

  9. Monjon Stéphanie, « Les paradoxes de l’engagement de neutralité carbone de la Chine », Analyse prospective, n° 281, 13 décembre 2022, Futuribles International.

  10. Berger Laurent et Viard Jean, Pour une société du compromis, La Tour d’Aigues : L’Aube, 2024.

  11. Buéno Antoine, Faut-il une dictature verte ? La démocratie au secours de la planète, Paris : Flammarion, 2023.

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