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L’Entreprise, objet d’intérêt collectif

Analyse de rapport

Dans le processus d’élaboration de la loi PACTE, le rapport remis au gouvernement par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard cristallise un équilibre subtil entre la frange la plus conservatrice du patronat français, qui après avoir obtenu une réécriture d’envergure du code du travail tient à conserver le code civil dans sa pureté originelle de 1804, et les tenants d’une conception de l’entreprise qui serait d’abord au service des « communs » et de l’intérêt général.

NOTAT Nicole, SENARD Jean-Dominique, « L’Entreprise, objet d’intérêt collectif », ministère de la Transition écologique et solidaire / ministère de la Justice / ministère de l’Économie et des Finances / ministère du Travail, mars 2018, 123 p.

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La loi PACTE : un texte en quête de sens

Après plus de deux mois de report, la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) a été présentée en conseil des ministres le 18 juin 2018. Composé de 70 articles, le texte aborde des sujets les plus divers : la simplification, notamment par la réduction des seuils sociaux, la facilitation de la création d’entreprise, le développement de l’épargne retraite, la privatisation d’ADP (Aéroports de Paris) ou d’Engie, en passant par un nouveau cadre pour les cryptomonnaies, le développement de l’économie sociale et solidaire, et un (prudent) accroissement de la présence des représentants des salariés au sein des conseils d’administration des grandes entreprises.

Malgré les louanges sur le rapport Notat-Senard exprimées par Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, le texte se situe significativement en retrait de la vision de l’entreprise responsable portée par ce rapport. C’est maintenant au débat parlementaire de rétablir éventuellement les ambitions initiales, et de donner un sens politique à cet assemblage hétéroclite.
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Le premier mérite de ce rapport est d’avoir posé avec beaucoup de pédagogie la problématique des finalités de l’entreprise. Celle-ci avait fortement occupé le débat public dans les années 1960 et 1970, avec notamment les rapports de François Bloch-Lainé, Pour une réforme de l’entreprise (1963) puis celui de Pierre Sudreau, La Réforme de l’entreprise (1975) 1, puis, à l’autre extrémité du spectre, le célèbre article de l’économiste néolibéral Milton Friedman (1970) selon lequel la mission exclusive de l’entreprise est de maximiser les revenus des actionnaires, « toute autre considération étant soit immorale soit anti-économique 2 ». Elle avait ensuite été recouverte à partir des années 1980 par le voile jeté lors de la phase de financiarisation de l’économie, qui marquait la victoire de la théorie de l’agence et du dogme de la création de valeur actionnariale. Le lecteur intéressé trouvera une synthèse des arguments des uns et des autres dans le rapport que j’ai rédigé pour le think-tank Terra Nova en préparation de la loi PACTE 3.

La formulation préconisée par le rapport, consistant à ajouter un alinéa à l’article 1 833 du code civil pour indiquer que « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », est de portée faible (« en considérant » n’engage à rien !) et ne fait que reconnaître la réalité des pratiques des entreprises en France et l’approche constante de la jurisprudence, notamment depuis le rapport Viénot (1995) 4. Mais elle casse la pesante injonction de la prédominance actionnariale et effectue un pas décisif vers la notion de performance globale.

Le deuxième mérite du rapport est de proposer d’intégrer enfin au code civil la notion d’entreprise, aujourd’hui un impensé juridique, absent du droit français, qui ne connaît que son enveloppe commerciale (la société) ou sociale (l’employeur) 5. Même si cet apport est symbolique, il offre un levier utile à ceux qui refusent de caricaturer l’entreprise comme une collection d’actionnaires (la société) mais tiennent à ses aspects de prise de risque, de développement et de projet collectif. À ce titre, la notion de « raison d’être », véritable innovation du rapport, permet de rendre du sens à l’activité de l’entreprise en explicitant sa vocation, son apport à ses parties prenantes et à la société, plaçant ainsi le profit au rang de moyen et non de fin. En allant plus loin, elle procure aussi un outil managérial fertile pour ceux qui souhaitent associer le corps social aux destinées de cette aventure qu’est l’entreprise. Le rapport propose implicitement une approche pour encourager les entreprises à revoir leur stratégie en fonction de leur raison d’être et mettre en cohérence leur gouvernance, réalisant ainsi un alignement de la raison d’être à la stratégie puis à la gouvernance.

Enfin, le troisième mérite du rapport est de consacrer la RSE (responsabilité sociale [et environnementale] des entreprises) et ses outils : association des parties prenantes à la marche de l’entreprise, prise en compte de critères dits « extrafinanciers » dans la rémunération des managers et dirigeants, distinction entre partie prenante et partie constituante, présence accrue (même timidement) des administrateurs salariés dans les conseils, développement des labels RSE sectoriels, reconnaissance dans la loi de l’entreprise à mission, etc.

Pourtant, une limite essentielle du rapport réside dans sa portée transformatrice. S’il s’agit réellement de « changer la philosophie de ce qu’est l’entreprise », comme l’a annoncé le président de la République Emmanuel Macron, lors de sa première interview télévisée 6, alors on ne peut pas se contenter d’un simple rafraîchissement du code civil assorti d’une évolution de la gouvernance des entreprises. Il faut instiller des changements qui auront un impact tangible sur la vie quotidienne de ceux qui y travaillent. De ce point de vue, la problématique de « l’entreprise et l’intérêt collectif » aurait gagné à déboucher sur des propositions concrètes concernant l’élaboration collective du projet d’entreprise, le dialogue professionnel, le management responsable ou encore l’implication élargie des salariés et des autres parties prenantes dans la conduite du changement.

Enfin le choix de l’équilibre politique opéré par les deux auteurs pourrait se révéler contrecarré par la force des lobbies à l’œuvre, qui ont déjà réussi à rabaisser le niveau des ambitions, si bien que le contenu de la loi PACTE présentée en Conseil des ministres le 18 juin se situe significativement en retrait des propositions du rapport. C’est donc le débat parlementaire, au sein de la commission à l’Assemblée nationale en septembre, puis en séance publique à l’automne, qui décidera si les deux dernières lettres de l’acronyme PACTE signifient effectivement « transformation des entreprises ».

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1. Bloch-Lainé François, Pour une réforme de l’entreprise, Paris : Seuil, 1963 ; et Rapport du Comité d’études pour la réforme de l’entreprise, présidé par Pierre Sudreau, Paris : La documentation Française, 1975.

2. Friedman Milton, « The Social Responsibility of Business Is to Increase its Profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.

3. Richer Martin, L’Entreprise contributive : 21 propositions pour une gouvernance responsable, Paris : Terra Nova, 2018. URL : http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/529/original/Terra-Nova_Gouvernance-entreprise_05032018.pdf. Consulté le 29 juillet 2018.

4. Viénot Marc, Le Conseil d’administration des sociétés cotées, Paris : rapport pour le Conseil national du patronat français (CNPF) et l’Association française des entreprises privées (AFEP), 1995.

5. Voir le livre collectif dirigé par Blanche Segrestin, Baudoin Roger et Stéphane Vernac, L’Entreprise, point aveugle du savoir. Actes du colloque de Cerisy, Auxerre : éd. Sciences humaines, octobre 2014, qui rend compte des travaux sur ce thème réalisés au Collège des Bernardins.

6. Sur TF1, le 15 octobre 2017.

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