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Pas de souveraineté sans géants numériques européens

Le lien entre souveraineté et maîtrise du numérique, notamment de l’intelligence artificielle, est compris à la Commission européenne comme dans les principales capitales européennes [1]. Mais on n’a pas encore pris conscience que la souveraineté économique et politique implique la construction de leaders numériques européens.

« Si les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ne sont pas reproductibles en Europe [2] » selon Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de la Commission européenne qui a pris ses fonctions le 1er décembre, celle-ci entend investir dans des technologies qui pourraient faire naître « la prochaine génération de géants du numérique ». Elle a donné à Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive en charge de la transition numérique, des consignes pressantes : « Au cours des 100 premiers jours de notre mandat, vous coordonnerez les travaux sur une approche européenne de l’intelligence artificielle […] Je veux que vous codirigiez avec le vice-président exécutif nos travaux sur une nouvelle stratégie à long terme pour l’avenir industriel de l’Europe et une économie au service des citoyens. […] L’accent devrait être mis sur le soutien aux petites entreprises, aux entrepreneurs et aux jeunes pousses, notamment en réduisant le poids réglementaire et en leur permettant de tirer le meilleur parti de la numérisation. »

Dans ses fonctions précédentes de gendarme de la concurrence, qu’elle conserve, Margrethe Vestager a cherché à taxer les GAFA. Il y a un an, le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire l’approuvait : « il est anormal que les GAFA soient en moyenne taxés à hauteur de 9 %, lorsque les PME [petites et moyennes entreprises] le sont en moyenne à 23 % ». Mais il soulignait aussitôt la nécessité « de favoriser l’émergence de champions industriels européens, à l’image de la fusion Alstom-Siemens dans le domaine ferroviaire, afin de pouvoir faire le poids face aux mastodontes étrangers [3] ». Or c’est justement Margrethe Vestager qui, en février 2019, a bloqué le mariage entre le groupe français Alstom et l’allemand Siemens [4], au nom de la libre concurrence. Une erreur selon la secrétaire d’État française Agnès Pannier-Runacher : « le marché n’est plus européen, il est mondial. […] Donc ça n’a pas de sens de regarder les parts de marché au niveau européen. »

Le même credo ultralibéral – et la pression des lobbies – avait fait rejeter, il y a 10 ans, à Bruxelles, la création d’un vrai SBA (Small Business Act) européen [5], discrimination positive en faveur des PME indépendantes lors des appels d’offres publics. Une mesure en place aux États-Unis depuis 1953 pour aider la croissance de leurs futurs champions.

Le danger de désintermédiation des entreprises classiques de tous les secteurs par les géants du numérique a déjà fait l’objet d’analyses publiées par Futuribles, avec des répercussions dramatiques pour l’économie de l’Europe, son indépendance et pour les États de droit [6]. Mais la nouvelle équipe bruxelloise n’est pas prête à imiter le SBA américain. Ursula von der Leyen a affirmé dans son programme (encadré ci-après) que l’on devait définir des normes qui s’imposeraient aux géants du numérique. Elle serait inspirée par le politologue Zaki Laïdi selon qui « la prime va toujours à ceux qui définissent un standard plus vite que les autres ».

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La souveraineté par les normes

« Il est peut-être trop tard pour reproduire des géants du numérique, mais il est encore temps pour parvenir à une souveraineté technologique dans certains domaines technologiques essentiels.

« Pour prendre la tête de la prochaine génération de géants du numérique, nous allons investir dans la chaîne de blocs, le calcul à haute performance, l’informatique quantique, les algorithmes et les outils permettant le partage ainsi que l’exploitation des données. Nous définirons ensemble les normes applicables à cette nouvelle génération de technologies qui s’imposent à l’échelle mondiale. »

Ursula von der Leyen, Mon programme pour l’Europe, page 15.
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Malheureusement, des normes ne suffisent pas à établir des standards mondiaux. Ceux-ci sont instaurés par de puissants acteurs dotés d’un modèle d’affaires adapté : c’est Google qui a imposé Android et non des États. Le problème est bien de faciliter l’émergence d’acteurs européens d’envergure mondiale et respectant les valeurs de l’Europe. Or Margrethe Vestager, fidèle au mythe ultralibéral, a affirmé le 4 novembre que l’Union ne doit pas avoir de programme destiné à créer des « champions de l’industrie […] biberonnés et chouchoutés ». Cela relèverait d’une « façon de voir les choses très vieille école, […] la concurrence est le meilleur moyen pour une entreprise de se maintenir en forme et innovante ». Le président du Medef a aussitôt riposté : « créer des champions européens n’est pas vieille école, c’est une manière d’assurer l’avenir » de toutes les entreprises européennes, quelle que soit leur taille. L’entrepreneur engagé Denis Jacquet a été plus vif : « Oui, les États-Unis biberonnent leurs entreprises. Par le Small Business Act qui permet aux PME de devenir ETI [entreprises de taille intermédiaire] et aux ETI de devenir mondiales, par la commande publique. »

C’est là le point clef. En Europe, la croissance des PME et ETI innovantes est bloquée par la pression de vieux grands groupes européens, et, en France, par l’orientation en leur faveur de la grande majorité des aides publiques, par leur comportement envers les sous-traitants, par la timidité des investisseurs. D’où l’absence de géants européens dans les secteurs comme le numérique qui se sont développés depuis un demi-siècle. D’où aussi un chômage persistant puisque l’emploi est créé par la croissance des PME indépendantes [7], lorsque certaines peuvent devenir des ETI puis des leaders mondiaux créateurs de millions d’emplois directs et indirects ; l’histoire des Microsoft, Dell et autres Google le montre bien. Il est donc essentiel, socialement, économiquement, politiquement, de libérer la croissance des PME pour gagner la bataille de l’emploi. Les mesures annoncées en France portent surtout sur le financement des start-ups ; c’est utile mais insuffisant. L’ouverture des marchés publics serait une façon plus saine de soutenir la croissance des innovateurs, l’exemple américain le prouve. Début de progrès, un décret [8] permet de manière expérimentale à l’acheteur public de passer « des marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence pour les achats innovants d’un montant inférieur à 100 000 euros ». Un autre décret ira bientôt dans le même sens.

Mais toujours pas question d’instaurer un SBA français et l’on continue de faire l’éloge du crédit d’impôt recherche (CIR), détourné sous François Fillon au profit des grands groupes. Il est urgent de le réorienter vers les PME [9] et de ne plus se réjouir naïvement lorsque nos principaux concurrents américains et asiatiques installent leurs laboratoires en France : ils bénéficient du CIR pour faire leur marché et détourner les meilleures pépites, les plus brillants chercheurs formés aux frais du contribuable.



[1] Cette question de la souveraineté est analysée dans une tribune (« La souveraineté à l’ère du numérique ») à paraître dans le numéro 434 (janvier-février 2020) de Futuribles.

[2] Texier Bruno, « Margrethe Vestager, une « Reine viking » à la tête du numérique européen », Archimag, 9 octobre 2019.

[3] Lastennet Jules, « Bruno Le Maire et Margrethe Vestager passent à l’offensive sur la taxe GAFA », Toute l’Europe, 24 octobre 2018.

[4] « La Commission européenne justifie son rejet de la fusion Alstom-Siemens », Les Échos, 7 février 2019.

[5] « SBA à la française : fausses promesses de Sarkozy et contresens de Lagarde », Libération, 23 mars 2010.

[6] Portnoff André-Yves et Soupizet Jean-François, « Intelligence artificielle : opportunités et risques », Futuribles, n° 426, septembre-octobre 2018.

[7] Betbèze Jean-Paul et Saint-Étienne Christian, Une stratégie PME pour la France, Paris : rapport du Conseil d’analyse économique, n° 61, 2006.

[8] Décret n° 2018-1225 du 24 décembre 2018.

[9] Sérieyx Hervé et Portnoff André-Yves, Aux actes citoyens ! De l’indignation à l’action, Paris : Maxima / Laurent Dumesnil éditeur, 2011, p. 120-127 (analysé in Futuribles) ; et Alarme citoyens ! Sinon, aux larmes ! Manifeste pour une France « vénitienne », Caen : EMS (Éditions management et société), avril 2019, 144 p. (analysé sur le site de Futuribles).

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