Revue

Revue

À propos du projet de loi « génération sans tabac » au Royaume-Uni

En avril 2024, les députés britanniques ont débattu d’un projet de loi ayant pour objectif d’interdire à vie la vente de tabac aux personnes nées après le 1er janvier 2009. Cette proposition, inédite à l’échelle mondiale, est passée inaperçue dans l’agitation politique qu’a connue le Royaume-Uni après la dissolution du Parlement annoncée le 30 mai 2024 par l’ex-Premier ministre Rishi Sunak, fervent défenseur d’une « génération sans tabac » à l’horizon 2030.

Suite au changement de gouvernement, ce projet de loi a pour le moment été abandonné. Il n’en est pas moins un signal faible des mutations que connaissent aujourd’hui nos sociétés dans leur appréhension des problématiques de santé et, plus largement, des enjeux de régulation des comportements individuels pour les bienfaits du collectif. Il cristallise en effet plusieurs phénomènes émergents qui façonnent et pourraient façonner de plus en plus, demain, les politiques publiques des pays européens, mais aussi les relations et inégalités potentielles entre individus.

D’abord, il souligne la tendance croissante à la restriction des libertés dans les sociétés démocratiques. Que ce texte émerge en Grande-Bretagne est particulièrement frappant puisque le Royaume-Uni est historiquement un pays de tradition libérale et responsabilisante, qui avait, notamment, privilégié les approches incitatives pendant la pandémie en 2020, plutôt que les interdictions formelles. Mais, comme le souligne un récent rapport sur les droits fondamentaux publié début 2024 par le Parlement européen, partout en Europe les libertés individuelles reculent. Évidemment, plusieurs facteurs peuvent expliquer l’affaiblissement du modèle démocratique, par ailleurs observé à l’échelle internationale. Parmi ceux-ci, l’enjeu de régulation des comportements individuels au profit du collectif est sans doute un des plus prégnants. L’évolution progressive des systèmes de gouvernance politique vers l’autoritarisme est-elle une trajectoire inéluctable au regard des tensions majeures (sanitaires et environnementales) qui pèsent aujourd’hui sur la stabilité de nos sociétés ? Face au tabagisme, à ses impacts sur la santé et donc à ses impacts sur les systèmes de soins collectifs, faut-il, par prévention, interdire la consommation de tabac, en assumant un rôle de contrôle par l’État des comportements individuels, au nom du bien commun ?

Ensuite, ce projet de loi révèle la tentation, dans des pays connaissant un vieillissement démographique accéléré, de cibler une population qui ne vote pas, pour imposer progressivement de nouvelles réglementations — potentiellement pour le bien commun, cf. ci-dessus — qui seraient rejetées si elles étaient appliquées massivement à l’ensemble des citoyens. Les politiques d’interdiction basées sur des seuils d’âge sont loin d’être récentes, l’âge de la majorité fixant souvent un cap pour limiter l’accès à certaines substances ou pratiques aux plus jeunes. Elles reposent certes sur une idée de protection des mineurs, mais elles tendent à se multiplier et à s’étendre à de nouveaux domaines : proposition de loi britannique pour interdire les smartphones aux moins de 16 ans, par exemple, ou, plus frappant, mise en place d’un couvre-feu pour les moins de 18 ans en Guadeloupe en avril 2024. Le concept de « génération sans tabac » qui sous-tendait le projet de loi est, lui, nouveau, et évacue de la législation la notion de seuil d’âge. En cela, il rompt avec la notion d’égalité des citoyens face à la loi.

Enfin, il s’inscrit dans la lignée de nombreuses politiques fixant des objectifs d’annihilation pure et simple des facteurs de risques sanitaires, sociaux, ou environnementaux à des horizons de temps plus ou moins lointains, tels que les objectifs de Net Zero Emission à l’échelle européenne et mondiale. On pourrait aussi citer les politiques de zéro Covid mises en place en Chine ou en Nouvelle-Zélande, ou les annonces régulières d’Emmanuel Macron, en France, sur les objectifs « zéro sans-abri » « zéro reste à charge » en matière de protection sociale, « zéro migrant »… Pour partie relevant d’effets d’annonce et de coups de communication, cette rhétorique est néanmoins révélatrice d’une volonté croissante de contrôler les aléas, dans un monde où tout, par ailleurs, apparaît de plus en plus incertain.

Ainsi est-il probable que cette loi, pour le moment jugée peu prioritaire, soit bientôt remise au goût du jour, au Royaume-Uni ou ailleurs. Si l’on peut, bien sûr, s’accorder sur l’importance de réduire les addictions au sein de la population et ainsi d’assurer les équilibres du système de santé publique, de tels dispositifs législatifs interrogent. Quels risques font-ils peser sur le potentiel développement de trafic illicite ? Mais surtout, dans quelle mesure pourront-ils s’étendre à d’autres sujets d’intérêt général notamment environnementaux tels que l’alimentation (interdire aux personnes nées après 2030 la consommation de viande), les moyens de transport (interdire l’avion) et avec quels effets sur l’égalité entre citoyens ? Notons, évidemment, que si ces logiques venaient à se développer, la réponse à ces questions resterait profondément hétérogène en fonction des pays et de leurs secteurs économiques clefs. Car une des raisons qui expliquent que le Royaume-Uni ait envisagé une telle loi, est que sa population fume déjà peu (moins de 20 %) et que son économie ne repose pas sur la production et la vente de tabac…