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Alarme, citoyens ! Organisons notre rebond !

Le Conseil économique et social de la région (CESER) Hauts-de-France, présidé par Laurent Degroote, a auditionné André-Yves Portnoff le 25 février 2020, pour qu’il présente les principales recommandations de son dernier ouvrage, coécrit avec Hervé Sérieyx [1]. Nous relayons ici cette communication prononcée devant les quelque 150 membres du CESER Hauts-de-France.

Préambule

Comme allait le faire le président Macron le 13 mars dernier, Hervé Sérieyx et moi avons souligné, dans notre ouvrage, la nécessité de nous délivrer du modèle néolibéral qui s’est imposé en Occident à la majorité des entreprises, mais aussi à bien des administrations, voire aux appareils de santé. Nous le payons aujourd’hui, en France, en souffrances et vies humaines. On découvre le coût humain de la course aux profits pour certains, qui a détruit les industries à coups de délocalisations, même en pharmacie. Le président Macron vient de prévenir qu’il « nous faudra, demain, tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties. »

Ces faiblesses ont ouvert la voie au coronavirus mais aussi aux pestes totalitaires, souverainistes. Nous avons plaidé, devant le CESER Hauts-de-France, pour une politique dynamique de réindustrialisation, reconstruisant la souveraineté et l’avenir de l’Europe. Il convient, pour cela, de réserver les soutiens de l’État aux entreprises à capital patient, à visées de long terme, respectueuses de la dignité de toutes les parties prenantes et des contraintes environnementales.

Le président Macron a aussi évoqué de nouvelles solidarités, recommandant au « gouvernement de travailler avec les partenaires sociaux, avec les associations dans cette direction ». Nous avons beaucoup insisté sur la possibilité et la nécessité de régénérer la démocratie représentative et la démocratie sociale en s’appuyant sur les millions de bénévoles de la démocratie « contributive, collaborative, inclusive ». A.-Y.P.

Audition à l’assemblée plénière du CESER Hauts-de-France, 25 février 2020

Depuis plus de 20 ans, une profusion d’études montrait que, dans tous les pays, une proportion importante et souvent majoritaire de citoyens étaient déçus par la classe politique et les principaux dirigeants économiques. Ces élites sont accusées de corruption, d’un manque d’intérêt pour le bien commun, d’une incapacité d’écoute des citoyens et des travailleurs, dans les entreprises et les administrations.

Cette rancœur a été aggravée par la prise en mains [2] de l’économie occidentale par les doctrines ultralibérales, qui n’ont aucune justification scientifique et mettent les entreprises, voire les administrations, au service exclusif d’intérêts privés très minoritaires. Cette orientation s’est imposée dès les années 1980, soutenue par des dirigeants politiques autoritaires (Pinochet) ou conservateurs (Thatcher, Reagan…) ; elle a endoctriné la majorité des dirigeants de droite et de gauche, et les autorités communautaires à Bruxelles. Cela a aggravé les inégalités, frappé les classes moyennes, provoqué le krach boursier de 2002 et la crise de 2008. D’où, la montée des rancœurs qui ont été exploitées par une partie des élites, désireuses de préserver leurs intérêts, pour orienter les nouveaux populismes anti-élites vers des haines racistes et xénophobes.

Un autre capitalisme

Le Financial Times a dénoncé, le 27 décembre 2011, dans un éditorial suivi d’une vingtaine d’articles en 2012, une situation conduisant à des crises économiques, sociales, politiques majeures. Il y a toujours eu un capitalisme égoïste, indifférent aux conséquences à long terme de ses actes et aux intérêts de la société, des hommes, notamment vis-à-vis de l’environnement. Ce n’est plus durable aujourd’hui.

Il a toujours existé aussi un capitalisme patient, soit par ambition à long terme, soit, et ce n’est pas incompatible, par éthique humaniste.

Avec la révolution de l’immatériel [3], nous sommes arrivés à un point où le capitalisme de voyous est devenu non viable à moyen terme et encore plus nuisible que par le passé.

Cinq parties prenantes solidaires

Une entreprise décidée à exister dans les prochaines années doit satisfaire, n’en déplaise à Milton Friedman, non seulement ses actionnaires mais aussi quatre autres parties prenantes, que ce soit par vertu ou réalisme [4]. Il s’agit, évidemment, des clients actuels mais aussi de ceux de demain, qui restent à inventer. Pour cela, l’entreprise a besoin de mobiliser assez d’intelligence collective pour rester en éveil, d’être assez réactive pour modifier, voire réinventer son modèle économique et renouveler son offre.

La rupture avec le passé d’avant la révolution de l’immatériel, c’est qu’il ne s’agit plus de mobiliser la force physique des hommes, ce que la violence financière et / ou physique permettait. Aujourd’hui, toute entreprise ou administration a besoin pour vivre de s’appuyer sur la créativité, la sensibilité, l’intuition, les talents, les capacités relationnelles de son personnel et de ses indispensables partenaires extérieurs.

L’entreprise a aussi besoin des ressources que seul un territoire sain peut offrir : équipements collectifs, réseaux, formations, milieu attractif pour fixer les talents… Elle est donc solidaire des territoires où elle est implantée et ne peut plus se conduire en pensant « après moi, le déluge », car le déluge climatique est déjà là : comme l’a écrit Edgar Morin en exergue de notre livre, « on ne peut plus sacrifier l’essentiel à l’urgent car l’essentiel est devenu urgent ».

L’État et les régions devraient réserver tous leurs soutiens aux entreprises à capital patient.

Désintermédiation par les géants du numérique

Concrètement, les grandes entreprises classiques, qui ont cédé pour la plupart à la vogue court-termiste ultrafinancière, risquent d’être prochainement « désintermédiées » par les géants du numérique qui renforcent leur pouvoir sur le monde [5]. Comme ceux-ci disposent de données décrivant toute notre vie quotidienne, ils sont en train de s’installer dans tous les secteurs, de l’alimentation à la santé en passant par la banque et les assurances !

Grâce à l’intelligence artificielle, ces géants essayent d’influencer nos achats ; ils pourraient nous manœuvrer, nous induire en erreur pour prendre le contrôle complet de nos décisions, comme consommateurs et demain aussi comme citoyens. Les mouvements politiques autoritaires et les régimes totalitaires sont en train de le faire déjà, notamment en Chine. Des criminels, petits et grands, les mafias mondiales, le crime organisé utilisent actuellement l’intelligence artificielle et les réseaux numériques pour nous exploiter.

Face à ces dangers majeurs, il ne suffit pas de prêcher ; il importe de se donner les moyens, économiques et politiques, indispensables pour défendre nos valeurs humanistes, les droits de l’homme que les États de droit ont le devoir de préserver.

Reconstruire les moyens de la souveraineté

Pour cela, nous devons construire, même si Bruxelles ne le comprend pas encore, des leaders mondiaux de l’ère numérique. Or, depuis des décennies, l’Europe ne crée pratiquement plus d’entreprises de niveau mondial. Nos vieilles grandes entreprises actuelles ne survivront que si elles se réinventent, mais elles ont aussi besoin de pouvoir s’allier avec de nouvelles entreprises innovantes.

La croissance des petites entreprises innovantes en Europe est bloquée [6] par l’indifférence, voire l’hostilité, de la majorité des financiers et grands groupes, qui maltraitent leurs sous-traitants. Il est urgent de créer ce qu’ont, avec succès, institué les États-Unis il y a 70 ans : un Small Business Act, réservant un cinquième des marchés publics aux petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI) indépendantes.

Cela implique une simplification drastique des procédures, qui ne peut être obtenue rapidement que par la mise en place d’ateliers mixtes fonctionnaires-entrepreneurs appliquant la méthode participative dite d’« analyse de la valeur [7] ».

Cela passe aussi par une réorientation vers les PME du crédit d’impôt recherche (CIR) que François Fillon a modifié en faveur des grands groupes, un cadeau, à l’époque, de 1,4 milliard d’euros. Il faut aussi que le gouvernement veille à ce que tous ses services appliquent la même politique et que des contrôles fiscaux ne harcèlent pas les PME bénéficiaires du CIR. L’actuelle « sanctuarisation » du CIR est justifiée, de façon absurde, par le fait qu’elle incite les concurrents étrangers à installer des laboratoires de recherche. Ainsi, le contribuable français finance-t-il le pillage des plus brillants chercheurs et des meilleures start-ups du pays [8].

Une École du réussir ensemble

D’autres mesures et réformes sont nécessaires. Il nous faut une École qui, dès la maternelle, diffuse non seulement des savoirs mais une culture [9]. Qui n’enseigne plus la mise en compétition systématique et hostile [10], mais le réussir ensemble dans le respect de l’autre. Qui montre au futur citoyen des coopérations aussi entre enseignants, ce qui est nécessaire pour la pluridisciplinarité et pour former à penser la complexité. La pensée complexe incite à la solidarité car elle permet de percevoir ces interdépendances locales et mondiales que le coronavirus illustre durement aujourd’hui. Comme le réclame aussi Edgar Morin, elle montre la relativité des connaissances et incite donc à la tolérance, éloignant de tous les intégrismes.

L’École doit expliquer ce qu’est en train de démontrer, à coups de cadavres, la crise du coronavirus : les pouvoirs autoritaires ne sont pas aptes à gérer correctement les problèmes complexes, que ce soit dans les États, les entreprises, les administrations, les associations. Les autoritarismes peuvent maquiller les problèmes, faire taire, massacrer les lanceurs d’alerte. Mais les réalités se vengent [11]. La pandémie actuelle le montre, les accidents climatiques aussi !

Une École de la coopération entre citoyens doit, elle-même, coopérer avec entreprises et associations, ce qui peut être l’occasion d’exercices pédagogiques féconds. Les politiques et les corps intermédiaires doivent reconnaître l’importance et le rôle essentiel des bénévoles en France.

La démocratie contributive revitalisera la démocratie représentative

Il y a 1 400 000 associations en France, 40 000 de plus chaque année, ce qui représente, d’après France Bénévolat, 15 à 20 millions de bénévoles, soit 40 % des plus de 18 ans.

Cette démocratie « contributive, collaborative, inclusive » est complémentaire de la démocratie sociale et de la démocratie représentative qu’elle peut revitaliser. Il n’empêche que le mouvement doit s’interroger constamment sur lui-même, et nous décrivons cinq défis qu’il doit affronter avec un esprit critique qui le crédibilisera encore plus.

Notre renaissance est encore à portée de volonté. Nous, citoyens responsables, devons à tout moment, dans notre vie privée, sociale, professionnelle, assumer nos responsabilités citoyennes en nous appuyant particulièrement sur ces moyens numériques que d’autres exploitent contre nous. Les effets réseaux donnent à chacun le pouvoir de transformer leur bout de monde en prenant des initiatives, si celles-ci entrent en résonance avec les attentes d’autres citoyens. Ces effets papillon peuvent transformer le monde dans le sens que nous souhaitons, si nous passons aux actes rapidement.

Les CESER peuvent agir en catalyseurs de prises de conscience des différents acteurs, hommes politiques y compris, pour que, par réalisme et par éthique, tous deviennent les bâtisseurs quotidiens de l’avenir durable que nous méritons.

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Voir également le visuel présenté en séance accessible en ligne sur le site du CESER.



[1] Alarme citoyens ! Sinon, aux larmes ! Manifeste pour une France « vénitienne » », Caen : EMS (Éditions management et société), 2019 (analysé sur le site de Futuribles).

[2] Ibidem, p. 48 et suivantes.

[3] Ibidem, p. 43 et suivantes.

[4] Ibidem, p. 86 et suivantes.

[5] Ibidem, p. 53 et suivantes.

[6] Ibidem, p. 96-97 ; et Portnoff André-Yves, « Pas de souveraineté sans géants numériques européens », Note de veille, 16 décembre 2019, Futuribles International.

[7] Ibidem, p. 102-103.

[8] Portnoff André-Yves, « Le joaillier fou », Association du manifeste pour l’industrie, 3 mai 2018.

[9] Alarme, citoyens !, op. cit., p. 67 et suivantes.

[10] Sérieyx Hervé, « Le syndrome de Lombard », La Revue RH&M, n° 77, avril 2020, p. 66.

[11] Portnoff André-Yves, « Gardons-nous de la perfection ! », Dirigeant.fr, 25 février 2020, Centre des jeunes dirigeants.

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