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Les Scénarios noirs de l’armée française

Comprendre les menaces qui nous attendent

Analyse de livre

Dans cet ouvrage mêlant récits-fictions et témoignages d’anciens hauts fonctionnaires et experts français, Alexandra Saviana, journaliste au magazine L’Express, explore 11 scénarios prospectifs à dimension géopolitique ou thématique. Parmi eux figurent, par exemple, un engagement des armées françaises dans un hypothétique embrasement du Moyen-Orient, un blocus de Taiwan ou encore l’impact d’une cyberguerre sur les élections présidentielles françaises. Face à ces potentielles situations de crise, lesquelles présentent, par nature, des incertitudes importantes, l’ouvrage détaille les scénarios dans une approche à la fois analytique et narrative. Son principal apport est de rendre des sujets complexes accessibles aux lecteurs non spécialistes, tout en offrant une profondeur appréciable pour un public plus averti.

Saviana Alexandra, Les Scénarios noirs de l’armée française. Comprendre les menaces qui nous attendent, Paris : Robert Laffont, mai 2024, 240 p.

Ses lecteurs trouveront un condensé puissant des réflexions émanant d’« intellectuels de défense » français concernant les conflits futurs. En effet, les futurs possibles décrits par l’autrice sont entrecoupés d’analyses d’experts issus de la recherche stratégique française [1] et des services du ministère des Armées [2], ce qui permet d’expliquer de façon convaincante les dynamiques ou les conditions favorisant la survenue des crises.

Des guerres sans combats

Manipulations de l’information, catastrophe climatique ou pressions économiques, les scénarios pouvant déboucher sur une crise sont nombreux. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler qu’à l’heure où chaque citoyen européen utilise en moyenne, chaque jour, 47 satellites pour la communication, l’agriculture ou la météorologie, les manœuvres en orbite ou l’aveuglement d’un objet spatial peuvent rapidement déboucher sur la paralysie de systèmes d’information stratégiques pour l’économie ou le fonctionnement des institutions démocratiques.

Pourtant, tous ne nécessiteraient pas obligatoirement un usage de la force armée. Par contraste avec les récits-fictions alarmistes imaginant les contours d’une troisième guerre mondiale apparus ces dernières années [3], l’autrice a choisi de mettre en scène plusieurs situations conflictuelles caractérisées par l’absence de combat mais pouvant pourtant nécessiter une réaction tactique.

Les catastrophes naturelles sont, par exemple, porteuses de défis géopolitiques et géostratégiques, avec des coûts parfois comparables à ceux des guerres. L’autrice rappelle que le typhon Haiyan, qui a dévasté les Philippines, ainsi qu’une partie du Viêt-nam, de Taiwan et de la Chine en une seule journée fin 2013, avec des vents atteignant 295 km/heure a fait 6 200 victimes, 28 000 blessés et plus de 1 700 disparus. Dans son scénario « Climat », elle imagine qu’après un ouragan en Nouvelle-Calédonie, des violences émergent dans l’archipel, violences qui sont progressivement instrumentalisées par la Chine et d’autres puissances. Saisissant l’opportunité d’employer le narratif d’une métropole néocoloniale, voire raciste, ces dernières profitent d’une situation dégradée pour compliquer encore davantage la gestion d’une crise de l’ordre public dans l’archipel au bord de la guerre civile. Objectif ? Obtenir la sécession de l’île pour infliger un camouflet diplomatique à Paris et mettre la main sur ses précieuses ressources naturelles.

Les « bégaiements » de l’Histoire

Un point saillant dans les procédés utilisés par l’autrice est d’imaginer des scénarios de répétition de crises passées. L’ouvrage permet, en particulier, de constater qu’au gré des évolutions récentes, il existe des régions dans le monde, dont certaines sont très proches de la France (Maghreb, par exemple), qui présentent des propensions préoccupantes d’évolution vers des crises voire des conflits armés.

Un scénario notable porte sur un hypothétique conflit au Maghreb, entre l’Algérie et le Maroc (scénario 1), scénario redoutable mais peu souvent évoqué dans la littérature stratégique française. L’autrice s’inspire de la recrudescence des tensions concernant le tracé de leur frontière commune, près de Figuig, oasis enclavée aux confins des montagnes de l’Atlas et du Sahara où se produisent des tensions depuis 2021. Alors qu’Alger a doublé ses dépenses militaires depuis 2023 (à 22 milliards de dollars US, soit 12 % de son produit intérieur brut) et que le Maroc resserre ses liens diplomatiques avec les États-Unis, Alexandra Saviana imagine un retour de la « guerre des sables » connue entre les deux pays dans les années 1960 ; un conflit qui, s’il intervenait, impliquerait des choix cornéliens pour Paris, tant en raison de la présence importante des diasporas des deux pays dans l’Hexagone et de la présence de nombreux ressortissants français sur place, qu’en raison des liens étroits entretenus avec Rabbat et Alger. Alexandra Saviana n’évoque ce scénario que pour envisager une situation complexe dans laquelle, dans une Algérie au bord du chaos, une frange radicale de la junte militaire déciderait de tirer sur un port militaire français.

En conclusion, si certains lecteurs peuvent trouver les crises évoquées par l’autrice anxiogènes, tant les scénarios décrits mettent en lumière des menaces sérieuses et imminentes, l’ouvrage est riche d’enseignements. Les horizons temporels, situés entre 2025 et 2029, sont suffisamment rapprochés pour conférer à cette lecture un caractère immersif. En revanche, on peut regretter que l’autrice s’attache seulement à évoquer les scénarios d’entrée en crise sans en définir l’issue définitive. Cette approche a le double intérêt et défaut de laisser le lecteur imaginer les différentes possibilités de conclusion des crises décrites, sans pouvoir précisément en envisager les conséquences. Un autre écueil est, selon nous, de n’évoquer que des situations de crise temporaires, loin des grandes ruptures stratégiques. De ce fait, elle évacue des événements du type Covid-19 ou guerre en Ukraine, pouvant déboucher sur de profonds changements sociétaux ou ayant un effet structurel sur l’ensemble des relations internationales.

  1. FRS (Fondation pour la recherche stratégique), IFRI (Institut français des relations internationales), IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire), FMES (Fondation méditerranéenne d’études stratégiques), IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale).

  2. Commandement du combat du futur, DGRIS (Direction générale des relations internationales et stratégiques).

  3. Ryan Mick, White Sun War: The Campaign for Taiwan, Philadelphie : Casemate Publishers, 2023 ; Singer P.W. et Cole August, Ghost Fleet: A Novel of the Next World War, Boston : Houghton Mifflin Harcourt, 2015.

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