Revue

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2041, gouverner le vivant à l’ère du One Health

La chronique prospective de Virginie Tournay

Dans cette chronique prospective, Virginie Tournay se projette en 2041 et explore la façon dont la gouvernance du vivant a évolué, dans le contexte des avancées biotechnologiques, de la prise en compte du One Health (donc d’une approche globale des enjeux sanitaires associant les êtres vivants et les écosystèmes), de défiance des citoyens à l’égard des décisions publiques en matière de santé… Un scénario original sur le thème « et si une approche intégrative et écologique du monde vivant dominait l’action publique ? »

Samedi 29 mai 2041. Plus de 300 000 manifestants dans les rues de Londres, 150 000 à Paris et tout autant à Berlin. Les signataires des e-pétitions avoisinent 100 millions, soit deux zéros supplémentaires qui s’ajoutent au nombre total des participants concentrés dans les différents points de rassemblement des villes européennes. En moins de deux ans, le collectif Pastoucheamonimmunité s’est enrichi de plus de cinq millions de membres actifs dont les actions polarisent fortement l’opinion publique. Ses principaux slogans sont : « Point de vaccin pour rester sain », « Non au blanc-seing du médecin sans dessein microbien » ou encore : « Pas d’impunité à qui viole mon immunité ». Ils dénoncent l’ingérence des pouvoirs publics dans les défenses immunitaires individuelles.

En moins d’une génération, les représentations scientifiques de l’organisation des mondes animal et végétal ont été largement chamboulées. Le vivant — quels que soient son règne et son espèce — est dorénavant envisagé à partir des flores microbiennes qui occupent tous les tissus. Le « microbiote » qu’il soit d’origine intestinal, cutané ou pulmonaire, est constitué de micro-organismes en symbiose avec l’être humain. Il fait l’objet d’une surveillance régulière par le médecin généraliste qui, en première intention, analyse la dynamique des micro-organismes pour expliquer les dysfonctionnements observés dans les fonctions biologiques telles que la nutrition, le métabolisme, l’immunité ou le système nerveux. Du fait de la reproduction rapide des bactéries qui composent le microbiote, de nombreuses mutations apparaissent. Si bien que l’état d’un microbiote est spécifique à un individu particulier pour un instant donné.

Ce bouleversement épistémologique dans la manière d’envisager le vivant emporte avec lui des conséquences politiques. Ainsi, le vaccin, emblème de santé publique pour les générations de l’après-guerre, n’est plus aujourd’hui un principe civique d’immunité collective. Parce qu’il favorise préventivement la formation de cellules immunitaires « mémoires » capables de lutter contre un pathogène précis (tel que la variole ou la grippe), le vaccin canalise la réponse du système immunitaire au détriment, parfois, d’autres cibles, insistent certains [1]. Pour le collectif Pastoucheamonimmunité, cette intervention médicale est une intrusion non consentie dans le « soi » biologique. Il y voit un véritable « microbiocide » défigurant l’intégrité individuelle. C’est pourquoi la vaccination est perçue par une proportion grandissante de la population comme étant beaucoup plus liberticide que les mesures de distanciation sociale [2].

Le préjudice de perte de chance d’éviter un dommage microbien

La mise sur le marché européen en 2034 du robot conversationnel chinois Microbiome&Me a lancé les premières prédictions biologiques personnalisées. En effet, cette intelligence artificielle (IA) générative est capable de dresser en temps réel la dynamique évolutive des mondes microbiens propre à un être humain. En raison d’un tarif extrêmement attractif et d’une présentation accessible à tous, la généralisation de ce dispositif s’est faite en quelques mois.

Les ennuis ont commencé lorsque Microbiome&Me a annoncé que chez 3 % d’individus, l’usage du vaccin contre la grippe était susceptible d’affaiblir la résilience vis-à-vis de certaines toxines du poulet habituellement inoffensives pour l’homme. Plutôt que se retourner contre le producteur de volailles, quelques victimes présumées d’une telle intoxication ont directement attaqué l’État français pour les avoir incités à se vacciner, entraînant une « désensibilisation immunitaire vis-à-vis de ce pathogène alimentaire ». Cette première jurisprudence (jugement du tribunal administratif de Nantes n° 487 507 du 25 février 2034) a définitivement consacré la singularité biologique de chaque citoyen. Elle marque les débuts d’une judiciarisation galopante des pratiques vaccinales autour du préjudice de perte de chance d’éviter un dommage microbien.

Cette notion juridique trouve son application dans un domaine d’intervention médicale différent de celui de la vaccination, mais autant controversé. Il s’agit des antibiotiques dont l’usage modifie volontairement la flore microbienne avec pour effet, parfois, l’apparition indésirable de germes résistant à tout traitement. Cette flambée de l’antibiorésistance en Europe, notamment dans les pays du sud, de l’est et de la Baltique a mis en lumière un nouveau champ de la responsabilité politique, creusé par cet enjeu de santé publique trop longtemps laissé en sourdine. Les énormes progrès dans la modélisation scientifique des risques de résistance acquise aux antibiotiques selon le profil biologique, a complexifié la décision médicale. On trouve sur le marché européen les premiers outils de mesure du risque d’antibiorésistance au début des années 2030. Ils ont la forme d’une application téléchargeable sur n’importe quel objet connecté (portable, montre, implant sous-cutané). Quoique imparfaites dans les premiers temps en raison d’un accès légalement contraint à l’intégralité des données individuelles de santé, ces IA génératives ont intensifié des dilemmes politiques : à qui revient la responsabilité d’un échec curatif ou d’une abstention thérapeutique si l’algorithme affirme qu’une personne a 30 % de risques d’acquérir un germe résistant en cas d’un traitement antibiotique prescrit pour une bronchite ? Si l’autoapprentissage continu de ces outils et l’accès facilité aux données du fait de la dérégulation du marché de la santé ont rendu la mesure individuelle toujours plus précise, le problème de la prise de décision reste à ce jour insoluble.

Le professeur Yanrout écrivait déjà, le 5 janvier 2031, dans L’Hebdomadaire du médecin : « Un phénomène inattendu complique la gouvernance du monde vivant : il s’agit des immenses progrès en métrologie. Sur un plan scientifique, ce sont des avancées extraordinaires, mais dès le début du XXIsiècle, les exigences sociales se sont accrues. La finesse de la mesure des niveaux de polluants a eu pour effet une médiatisation accrue des traces de substances dites préoccupantes. Un exemple parmi tant d’autres : il y avait une norme dans les années 1980 en vertu de laquelle les poissons du Rhône, bien que fortement pollués par les PCB [polychlorobiphényles — un contaminant], étaient considérés comme consommables. Quarante ans plus tard, bien qu’ils soient nettement moins contaminés, les pouvoirs publics ne les ont plus jugés consommables [3]. Tandis que les niveaux de contamination de l’environnement baissent régulièrement, le seuil d’acceptabilité sociale des contaminants diminue tout autant. Paradoxalement, plus les indicateurs de pollution sont précis, plus la population devient exigeante.

« L’usage des algorithmes d’évaluation personnalisée du risque d’antibiorésistance qui mesurent, avec plus ou moins de succès, la probabilité de développer des germes résistants suivant le terrain biologique, va probablement confirmer cette tendance. L’étape d’après se profile déjà : avec une grille de lecture toujours plus fine de nos écosystèmes microbiens, en arrivera-t-on à dénoncer des interactions microbiennes dites préoccupantes ? Les exigences de sécurité alimentaire globale seront-elles tenables ? »

Le modèle universaliste de police sanitaire à l’épreuve de la convergence de la santé humaine, du monde animal et des enjeux environnementaux

La politique sanitaire européenne a radicalement changé son fusil d’épaule : d’une logique curative basée sur l’éradication systématique des agents pathogènes qui prévalait encore durant le premier quart du XXIe siècle, on est passé à une appréciation statistique, au cas par cas, des équilibres microbiens. C’est la résilience des populations humaines et des systèmes agricoles qui constitue le nouvel ordre public sanitaire : le recours systématique aux antibiotiques et aux produits phytosanitaires a été remplacé par une « écologie microbienne dirigée » destinée à valoriser les équilibres microbiens et à renforcer préventivement les collectivités humaines.

La fin d’une approche politique fondée sur la focale génétique au profit d’une vision intégrée du monde vivant

Le paradigme fondateur de la biologie moléculaire qui définissait l’unité du monde vivant à partir de sa structure génétique a prévalu pendant tout le XXe siècle. On en retient la célèbre phrase reprise par le prix Nobel Jacques Monod : « Tout ce qui est vrai pour la bactérie Escherichia coli est vrai pour l’éléphant. » Cette grille de lecture génétique du monde vivant a sous-tendu la définition juridique des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans la directive européenne de 2001. Elle posait en principe que les modifications de l’ADN (acide désoxyribonucléique), parce qu’elles affecteraient le cœur du vivant, seraient consubstantiellement associées à des effets significatifs inattendus. C’est pourquoi les pouvoirs publics ont longtemps porté une attention particulière aux modifications génétiques effectuées sur les organismes [4]. La multiplication des nouvelles technologies génomiques dans les décennies qui ont suivi n’a fait qu’accentuer cette situation d’inconfort juridique, amplifiant les luttes administratives autour du périmètre des techniques considérées comme relevant ou non de la directive OGM. Aussi, les multiples préventions vis-à-vis de cette catégorie juridique aujourd’hui disparue n’étaient pas toujours fondées car celle-ci renvoyait à ensemble hétérogène de systèmes biologiques sans aucun indice de risques inhérents. Pour autant, si cette logique était simplificatrice sur un plan scientifique, elle avait le mérite de la clarté politique. Sa puissance narrative fut telle qu’elle banalisa jusqu’à la fin des années 2030 l’idée que les plantes pouvaient présenter des risques sanitaires si on modifiait leur génome.

Une approche politique de résilience plutôt que d’éradication : un défi de taille

La transition agroécologique a facilité la convergence des mondes de la santé humaine et de l’environnement. Ainsi, la conservation de la biodiversité des plantes n’est plus envisagée, y compris par les généticiens, sur un mode exclusivement curatif consistant à sélectionner les espèces ayant des traits d’intérêt et à éliminer des espèces sauvages perçues comme des adventices ou des mauvaises herbes. L’idée que l’on ne pourra pas gagner le contrôle total du monde microbien avec les seules technologies d’éradication, qu’il s’agisse des antibiotiques ou des produits phytosanitaires, est acquise pour les chercheurs. L’amélioration variétale s’intègre dans la dynamique évolutive d’occupation des terres agricoles avec une lecture de plus en plus fine des interactions entre espèces au sein des systèmes de culture.

Aujourd’hui, le diagnostic des écosystèmes s’appuie sur les écologies microbiennes. Mais le défi des pouvoirs publics est de taille : il leur revient de définir les fondements de la sûreté sanitaire en tenant compte de la dynamique évolutive des mondes microbiens. Une logique de résilience est privilégiée à la logique d’éradication. Aussi, la mise en place d’une régulation préventive de la composition des écosystèmes microbiens a radicalement transformé les industries phytosanitaire et pharmaceutique.

Un nouveau domaine d’action publique : l’écologie microbienne dirigée

Les récits des grandes institutions de recherche et des politiques publiques marquent un tournant dès 2025. Le succès grandissant du concept du One Health qui envisage la santé humaine en lien avec celle du monde animal et de l’environnement, privilégie une biologie des systèmes mettant en avant la diversité adaptative du vivant, à une approche exclusivement centrée sur les caractéristiques génomiques. En parallèle, la popularisation des notions de « microbiome » et de « microbiote » marque aussi de l’importance donnée aux micro-organismes dans l’organisation du vivant. L’intégration de cette logique intégrative, écosystémique du vivant par les pouvoirs publics a une double conséquence.

La première est l’émergence d’un nouveau corps de métier en 2034 : les éco-médecins, dont l’activité résulte de la contraction des termes « écologie » et « médecine ». « Les liens forts entre santé et environnement ont montré la nécessité pour les médecins d’acquérir des connaissances écosystémiques, et pour les agronomes et autres professionnels de l’environnement, de maîtriser les savoirs physiologiques et métaboliques. D’où la naissance d’un nouveau corps de métier : les éco-méd[ecins] [5]. »

La seconde est une rupture des logiques de découpage de l’action publique issues de l’État-providence. L’étanchéité de la démarcation entre ce qui relève de la santé, de l’environnement et de l’agriculture était incompatible avec une vision plus intégrée du monde vivant. Déjà en 2027, les programmes électoraux se distinguaient entre ceux qui proposaient des volets écologiques adaptés à chaque politique publique, et ceux qui préconisaient un tout-écologique trans-sectoriel. La décennie 2030 a montré que les défis politiques posés par l’usage des antibiotiques rejoignaient ceux de la régulation du transfert horizontal [6] de matériel génétique à travers les outils de transgenèse ou de la vaccination, en raison des pressions sélectives exercées sur les communautés biologiques. L’« écologie microbienne dirigée » émerge ainsi en 2032. La vocation de ce domaine d’action publique est d’assurer la sûreté sanitaire et la protection biologique des populations en sortant des logiques d’éradication qui prévalaient encore 10 ans plus tôt, comme en témoignait un usage souvent décontextualisé des antibiotiques ou des pesticides.

À ce jour, l’ampleur de la tâche politique reste énorme : privilégier la résilience biologique des populations humaines et des systèmes agricoles exige l’adaptation de cette écologie microbienne à un niveau infranational. La lutte contre l’acquisition de résistances suppose en effet de tenir compte des spécificités territoriales et de miser sur l’intelligence coopérative des acteurs locaux. Aussi, le modèle républicain d’un ordre public sanitaire fondé sur l’application uniforme de normes nationales définies par des administrations centrales n’est plus tenable. À ce modèle universaliste se substitue un système administratif différencié. En 2041, le paysage politico-institutionnel est très fragmenté en raison d’une multiplication de polices administratives spéciales autour des résistances acquises. Les controverses abondent et les attaques judiciaires en responsabilité se multiplient…

  1. L’historien et biologiste Michel Morange développe cette hypothèse en conclusion de la rencontre organisée le 27 mai 2021 par l’Institut d’études avancées de Paris et l’Ohio University, « Nos vies microbiennes : un forum contre l’éradication » (créneau 5h28:30-5h30:30 de la vidéo en lien). Il mentionne des recherches en cours visant à mieux comprendre la façon dont la vaccination oriente la réponse du système immunitaire, le forme, l’instruit et peut être aux dépens d’autres cibles.

  2. C’est l’interrogation posée par Michel Morange en conclusion de cette même rencontre, ibidem.

  3. Tournay Virginie, « Les problèmes posés par la communication scientifique sur les substances préoccupantes à l’état de traces », Journal international de médecine, septembre 2018. Sur les effets politiques d’une société saturée de traces, voir Tournay Virginie, Le Vivant est-il gouvernable ? Le politique à l’épreuve d’un monde saturé de traces, La Tour d’Aigues : L’Aube, 2024. L’enquête a été réalisée avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR) / projet ComingGen (ANR-18-CE38-0007).

  4. Tournay Virginie et Pagès Jean-Christophe, « OGM : un terme polysémique à l’épreuve de la communication et de l’évaluation », Hermès, vol. 3, n° 73, 2015, p. 233-243. La directive définit un inventaire des technologies dites de « modifications génétiques » selon les changements moléculaires effectués au niveau du gène. Mais elle ne se réfère pas à la balance bénéfice / risque de ces biotechnologies car elle ne s’intéresse pas aux effets biologiques induits par la modification.

  5. Le terme d’origine était « écomédiens », il est emprunté au scénario « guerre écosystémique » présenté dans : Red Team, Ces guerres qui nous attendent 2030-2060. Saison 2, Paris : éditions des Équateurs / université PSL (Paris sciences & lettres), janvier 2023.

  6. Il s’agit des flux génétiques s’exerçant entre des organismes non apparentés et sans lien d’ascendance.

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