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Et si, en 2050, l’horlogerie de la biosphère se déréglait ?

La chronique prospective de Robin Degron

Le temps est pluriel. Il ne s’écoule pas au même rythme selon les sujets ou les objets que l’on considère. Une horlogerie complexe nous emporte. Son analyse est susceptible d’être structurée par l’association des compétences du biogéographe et de l’historien. Elle sert le dessein du prospectiviste d’articuler les temporalités.

Une horlogerie passée de trois à quatre temps

L’historien Fernand Braudel a déjà posé les fondements d’une « horlogerie de l’Histoire » selon sa fameuse « théorie des trois temps ». À l’échelle d’une vie humaine et de la plupart des autres formes de vie animale, le temps se compte en quelques dizaines d’années, parfois moins comme pour le papillon qui ne vit que quelques jours. Le temps des organisations socio-économiques s’étale lui sur quelques centaines d’années : le temps zéro du capitalisme industriel date du perfectionnement breveté de la machine à vapeur par James Watt (1769). Pour une civilisation, l’ordre de grandeur du temps qui passe est de quelques milliers d’années : nous sommes à environ 3 000 ans du début de la civilisation occidentale, en Grèce antique, où tout a commencé durant l’époque archaïque (environ 800 ans avant J.-C.) : philosophie, démocratie, état de droit, science. Le temps zéro du monde islamique est clairement fixé par l’Hégire (622 après J.-C.).

Au-delà de l’histoire de l’humanité, en particulier sur le Bassin méditerranéen, il y a aussi l’histoire naturelle avec en particulier le temps très long du climat, celui qui varie à l’échelle de la centaine de milliers d’années et s’étudie grâce à l’analyse glaciologique [1]. Ce temps-là a longtemps échappé à l’influence humaine. Depuis le début de l’anthropocène [2] ou du « capitalocène [3] », les choses changent. Elles obligent à considérer que « l’horlogerie de la biosphère » combine désormais « quatre temps » imbriqués qui rythment le cours de nos existences comme celle des autres êtres vivants. Communautés vivantes, animales ou végétales, toutes les biocénoses sont ainsi prisonnières de leur biotope, en phase d’accélération sous le coup de l’accroissement de la température moyenne de l’air, de l’eau qui s’échauffe et du trait de côte qui recule.

Le temps climatique paraît s’emballer depuis quelques années et l’an 2050 sera sans doute celui du constat que nous ne le maîtriserons pas. Alors que la COP21 (21e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques [CCNUCC]) visait à limiter l’élévation de la température moyenne à 1,5 °C entre 1850 et 2100, nous avons déjà atteint 1,48 °C de hausse en 2023. C’est la mauvaise nouvelle de ce début d’année 2024. Le pari volontariste de la communauté internationale semble perdu à l’échelle du monde. Au sein de l’Union européenne (UE), qui se veut à l’avant-garde de la lutte contre le dérèglement climatique, un objectif fort a été posé par le Pacte vert (2019), celui d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Quand bien même l’UE tiendrait son pari, elle ne jouerait guère que sur une partie mineure des sources d’émissions. Les États-Unis [4] ou l’Asie pèsent beaucoup plus lourd dans l’équation. Il est donc fort probable qu’à l’échelle planétaire, la dynamique des gaz à effet de serre (GES) continue en 2050 et que les événements climatiques extrêmes que nous commençons à percevoir régulièrement voient leur fréquence augmenter et leur ampleur décupler. Regardons la situation en face avec, l’automne venu, la dramatique situation sur les côtes libyennes comme dans les plaines des Hauts-de-France. Lorsque l’atmosphère est saturée en vapeur d’eau accumulée durant un été caniculaire, notamment sur la Grande Bleue, des trombes d’eau tombent immanquablement sur les terres de septembre à novembre : la formule de Clausius-Clapeyron se conjugue hélas avec la loi d’Arrhenius et l’effet Tyndall [5]. La communauté scientifique est en réalité sans illusions quant à la perspective la plus probable d’ici la fin du siècle, avec des scénarios de réchauffement oscillant entre + 3 °C et + 4 °C en 2100.

Front pionner du changement climatique, le monde méditerranéen est le laboratoire malheureux des évolutions en cours à l’échelle internationale. Selon les données du Mediterranean Experts on Climate and environmental Change (MedECC), équivalent du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) pour l’espace méditerranéen, la température moyenne sur le Bassin a progressé de 1,6 °C de 1850 à 2020, soit un demi-degré au-dessus du reste du monde. La question est désormais de savoir si nous enregistrerons une hausse de la température de l’air de 4 °C ou de 5 °C d’ici 2100.

Trois scénarios

Que faire ? Au scénario assez clair du climat qui s’échauffe correspond une alternative à trois termes : suivre la ligne de l’inaction climatique ou presque, c’est le scénario que nous connaissons depuis 1992 et jusqu’à la COP28 de Dubaï (scénario 1) ; intensifier les mesures d’atténuation, mais avec quelle temporalité de mesure de son efficacité (scénario 2) ; s’adapter à grande vitesse, option pour laquelle on perçoit tout juste un début de prise de conscience (scénario 3).

Le scénario 1 apparaît aujourd’hui comme le plus probable. S’il est de bon ton de souligner — dans un esprit positif qu’il convient de saluer — les modestes progrès enregistrés au fil des COP de la CCNUCC, de redire l’engagement de la société civile, la prise de conscience des États et la progressive percolation des enjeux de la planification écologique, notamment en Europe et France, par les entreprises et les territoires, nous sommes encore loin du compte de la neutralité carbone. La dégradation des puits de carbone, en particulier la contribution des forêts, alerte d’ailleurs depuis peu sur un des rares facteurs de régulation positive de l’effet de serre. Avec des massifs entiers qui dépérissent ou brûlent à mesure que la probabilité des incendies croît et que les déficits hydriques estivaux fragilisent les écosystèmes sylvicoles, il ne faut plus guère compter sur le miracle de la photosynthèse pour stocker et donc contrer le CO2 émis par nos bâtiments mal isolés, nos transports fossiles ou les centrales à charbon. Notons d’ailleurs que ces dernières ne finissent pas de fleurir pour alimenter, par exemple, la croissance chinoise ou indienne. Même en Allemagne, la solution électronucléaire ne s’impose pas et on continue d’exploiter la tourbe ou la houille, freinant même l’Union européenne et la France dans la révision à la baisse du tarif de l’électricité non carbonée.

Le scénario 2, qui repose sur l’expression sans cesse affirmée d’une réaction politique forte de la communauté internationale, bute sur la réalité de mise en œuvre des engagements pris. Comme déjà évoqué, même avec une neutralité carbone au sein de l’Union européenne, voire des États-Unis, en 2050, d’autres continents continueront d’émettre des GES : la Chine vise la neutralité en 2060 et l’Inde en 2070. De fait, on ne peut guère espérer — idéalement — un arrêt des émissions nettes qu’en 2070 et sous l’hypothèse de la Fédération indienne emporte avec elle les derniers États dans la neutralité carbone. Avec une durée de vie du dioxyde de carbone dans l’atmosphère d’environ 100 ans (sans parler du protoxyde d’azote, ni du méthane), à partir du moment où l’on arrêterait de l’émettre dans le monde, il faudrait viser 2070 pour commencer à enregistrer une baisse sensible de sa concentration atmosphérique susceptible de jouer effectivement sur la température. Le système climatique est très inertiel. D’ici là, il semble pour le moins illusoire de miser sur les puits de carbone (cf. supra), au contraire — sauf innovation technologique de rupture sur le stockage des GES. Peut-être les écosystèmes marins nous apporteront-ils de bonnes nouvelles ?

En somme et en mettant les choses au mieux, il va nous falloir attendre la fin de ce siècle pour commencer à sortir du piège climatique dans lequel l’humanité s’est enfermée. En poursuivant la lutte, nous n’en verrons les effets concrets que dans deux à trois générations. S’il faut bien évidemment continuer la politique d’atténuation, il convient ainsi de bien préciser ce que signifie œuvrer « pour les générations futures », concept un peu flou dans sa temporalité tel qu’il fut évoqué, de façon pionnière, par le rapport Brundtland (1987).

Le scénario 3, celui de l’adaptation résolue, paraît devoir être engagé sans plus tarder, et surtout intensifié au regard de la récente prise de conscience que les difficultés anticipées par le rapport Stern (2006) ne pourront plus être évitées. En France, à titre d’exemple, il aura fallu attendre la publication du rapport des sénateurs Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, en 2019, pour que le pays prenne réellement la mesure des enjeux. Partant du cas très concret de l’érosion littorale, sur la côte tant atlantique que méditerranéenne, les élus des zones côtières étaient les mieux placés pour tirer la sonnette d’alarme, « les pieds dans l’eau ». Il aura fallu attendre 2023 et le nouveau plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC3), porté par un ministre de la Transition écologique, élu angevin des bords de Loire confronté à la réalité du terrain, pour que l’on table enfin sur un réchauffement de + 4 °C en fin de siècle. Rappelons que cette perspective sera sans doute aggravée dans le Sud de la France, sur le pourtour méditerranéen en particulier. Une récente étude publiée dans la revue Environmental Research Letters attire par ailleurs l’attention sur la remontée plus rapide qu’anticipée du trait de côte sur la Méditerranée.

Sortir du déni de l’urgence de l’adaptation

La prospective telle que considérée par Futuribles n’est pas celle des « futurs terribles » mais celle des « futurs possibles ». Il nous revient de les proposer et de mettre à disposition des décideurs — en premier lieu des États souverains mais aussi des collectivités locales — des propositions d’articulation des temporalités de l’action publique afin de protéger les populations, les communautés vivantes en général. Notre théorie révisée des « quatre temps de la biosphère » après les « trois temps de l’Histoire » nous amène concrètement à préconiser, comme chemin d’une transition écologique utile au plus grand nombre, de sortir sans ambiguïté du déni d’adaptation. Il convient de hâter le pas de notre capacité à simplement survivre, tout en gardant le cap, sur le très long terme, de la réduction des émissions. Faisons les deux mais sans nous tromper dans l’ordre des facteurs.

Plusieurs chantiers apparaissent prioritaires dans cette perspective : repenser l’urbanisme, par exemple en s’appuyant sur les acquis des pays du Sud qui ont une culture de la canicule, avec les médinas aux rues étroites et ombragées, des agadirs couverts de voiles légers, battus par le vent afin d’aérer les coursives. Il faudrait aussi revoir la gestion quantitative de l’eau et gérer sa rareté, à l’image des expériences du Maghreb. Il conviendrait également d’intensifier encore la prévention des feux de forêt, le plus en amont possible, comme c’est le cas en France, afin de protéger les stocks de carbone terrestres. Les expériences sahéliennes de « grande muraille verte », notamment au Sénégal ou en Mauritanie, sont à valoriser par ailleurs. Enfin, concernant l’agriculture, sans doute le progrès de la sélection génétique fera-t-il une partie du chemin de l’adaptation, mais viendra ensuite le temps de délocaliser des cultures méridionales vers le nord : la vigne irriguée sous perfusion de goutte-à-goutte est-elle l’avenir de la Provence où l’eau n’en finit pas de s’évaporer ?

Sortons du scénario de l’inaction. Accélérons au plus vite le scénario 3 de l’adaptation avant que l’humanité ne se déchire un peu plus pour capter ce qu’il reste des richesses de notre biosphère. Embarquons évidemment aussi l’atténuation, tout en sachant que le retour sur investissement sera très long, trop long pour demeurer seul mobilisateur de générations futures qui n’ont plus le temps d’attendre que le temps passe. Dans l’ABC du climat, commençons par le commencement du A pour « adaptation ».

  1. Petit Jean-Robert et alii, « Climate and Atmospheric History of the Past 420,000 Years from the Vostok Ice Core, Antarctica », Nature, vol. 399, 3 juin 1999, p. 429-436 ; et Masson-Delmotte Valérie, « Les grandes oscillations du climat depuis 800 000 ans », in Jean-François Berger (sous la dir. de), Des Climats et des hommes, Paris : La Découverte (Recherches), 2012, p. 57-72.

  2. Crutzen Paul, « Geology of Mankind », Nature, vol. 415, n° 23, janvier 2002. 

  3. Malm Andreas, Fossil Capital:The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, New York : Verso, 2016.

  4. Par décret du 8 décembre 2021, le président des États-Unis d’Amérique, actuellement Joe Biden, s’est engagé à la neutralité carbone pour son pays d’ici 2050.

  5. La formule dite de Clausius-Clapeyron établit et quantifie, depuis le XIXe siècle, que plus la chaleur de l’atmosphère s’accroît, plus la quantité de vapeur d’eau augmente (+ 1 °C de température de l’air entraîne une élévation de 7 % de son humidité). La thermodynamique qui l’anime évolue selon la loi d’Arrhenius et l’effet Tyndall qui ont mis en évidence l’effet de serre, à savoir la capacité de certains gaz (vapeur d’eau, dioxyde de carbone, protoxyde d’azote, méthane…) à absorber le rayonnement infrarouge du soleil et ainsi à échauffer l’atmosphère terrestre.

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