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Sur les limites des catastrophes préventives

La chronique prospective de Dominique Bourg

Dans un essai récent, Peter Sloterdijk rappelle l’idée formulée il y a quelques décennies par Carl Friedrich von Weizsäcker, celle de Warnkatastrophe, littéralement catastrophe d’avertissement, catastrophe préventive, servant à prévenir de la survenue d’événements futurs analogues, mais supérieurs en matière de destructivité. Peter Sloterdijk définit ainsi cette notion : « des événements suffisamment violents pour déclencher par la force des processus d’apprentissage, mais tout de même pas assez dévastateurs pour que seul le retour à la vie sauvage puisse leur succéder [1] ». On pourrait encore parler de catastrophe « prospective », donnant à voir sous une forme réduite et moins intense un futur dévastateur. Or, force est de constater que cette idée, si séduisante soit-elle, n’a pas marché malheureusement, et ne le pourrait plus. Pourquoi ?

Catastrophes préventives : les précédents

De tels avertissements ont en effet bien eu lieu. On peut évoquer différents événements perçus comme hors normes qui ont émaillé la première décennie de ce siècle, grosso modo entre 10 et 20 années après la publication en 1990 du premier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), créé quant à lui en 1988. Il s’agit, pour la partie ouest de l’Europe, de la canicule de 2003 (15 000 morts en France, 70 000 en Europe) ; puis dans l’hémisphère Sud, de celle qui a affecté l’Australie en 2007 (canicules et incendies gigantesques) ; l’année 2010 a quant à elle été marquée par une canicule sévère en Russie (55 000 morts). En 2005, les États-Unis ont connu le cyclone Katrina et les inondations meurtrières de la Nouvelle-Orléans (plus de 1 800 morts, une ville presque entièrement évacuée, 80 milliards de dollars US de dommages). En 2010, de premières inondations dévastatrices se sont produites au Pakistan, qui sont désormais perçues comme un avant-goût de celles de la fin de l’été 2022, les plus dévastatrices et meurtrières au monde : les inondations de juin à août 2022 au Pakistan ont fait au moins 1 700 morts, affecté 33 millions d’habitants et détruit 250 000 habitations et 1,8 million d’hectares de terres agricoles ; le 25 août 2022, le Pakistan a déclaré l’état d’urgence.

En une dizaine d’années, nous avons donc connu une série de catastrophes qui ont, au bout du compte, touché grosso modo la planète entière. Il aurait été alors possible de les interpréter comme des prodromes d’un avenir menaçant et d’entamer de premiers efforts effectifs de changement. Compte tenu des connaissances et des modèles quant à l’évolution en cours du climat, évalués régulièrement par le GIEC, cet ensemble de catastrophes aurait dû en effet être interprété comme autant d’avertissements incitant à accélérer la mue énergétique, et par conséquent réduire plus rapidement les émissions de gaz à effet de serre, et à concevoir des stratégies d’adaptation à un monde qui ne pouvait que changer. Or, tel n’a pas été le cas, à une exception près, celle de la canicule de 2003 qui a débouché sur de premières mesures d’adaptation aux grosses chaleurs, notamment dans les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). En France, il n’est en revanche question que maintenant, soit 20 ans plus tard, d’un plan d’adaptation à un Hexagone à plus 4 °C. Les Conférences des parties (COP) à la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique ont continué à avancer à un train de sénateur, celle de fin 2009 à Copenhague a même été perçue comme un échec cinglant.

Étonnamment, les coups d’accélérateur ou tentatives d’accélération se sont même produits durant la décennie antérieure, celle des années 1990, voire plus tôt. Tel fut le cas avec le protocole de Kyoto de 1997 incluant des engagements de la part des pays industriels à des réductions fermes de leurs émissions. De même, les efforts de certains industriels autour de la création du WBCSD (World Business Council for Sustainable Development) dans la seconde moitié des années 1990 auraient pu déboucher s’ils avaient reçu un accueil favorable de la part des gouvernements [2]. Et aux États-Unis, durant la décennie 1980, il semble que l’on soit passé très près d’une majorité au Congrès pour initier de nouvelles politiques énergétiques sous impulsion climatique [3].

Les raisons d’une prise de conscience si tardive

Alors pourquoi une telle absence de réactions ? La première raison est la focalisation du GIEC en matière de communication sur deux aspects du problème : la température moyenne et la fin de siècle. Si l’on avait expressément voulu rendre les gens indifférents à cet enjeu, il n’eût pas été possible de faire mieux. En effet, s’il est une chose que personne ne saurait ressentir, c’est bien une moyenne de température globale avec des mesures locales normées à deux mètres du sol — la signification d’une telle donnée exigeant des connaissances qui ne sont pas partagées par le grand public. Nos sens ne perçoivent pas de moyenne. Le choix de la fin de siècle était tout autant problématique : c’est très distant et insinue dans les esprits que les difficultés sont très lointaines ; cela permet en outre des engagements qui n’en sont pas compte tenu du délai octroyé. Ces deux critères sont d’autant plus mal venus si nous les mesurons au regard de ce que nous vivons désormais.

Ces toutes dernières années, le régime climatique a profondément changé. Le climat que nous connaissons n’a plus grand-chose à voir avec celui du XXe siècle et celui du début de ce siècle. Et ce sont nos sens ou ce qu’ils sont en mesure d’appréhender qui nous le révèlent via l’expression du dérèglement climatique en cours que sont les événements extrêmes. Alors que durant la première décennie de ce siècle nous n’avons, à l’échelle planétaire, connu que trois canicules majeures, désormais elles s’enchaînent et se produisent simultanément dans chaque hémisphère, avec souvent des écarts vis-à-vis des températures du XXe siècle plus marqués en hiver qu’en été. Ainsi 2023 est la première année avec une température globale supérieure de 1,5 °C (entre 1,48 °C selon Copernicus et 1,54 °C selon le 2023 Global Temperature Report de Berkeley Earth) aux moyennes préindustrielles, et avec trois jours à une température supérieure de 2 °C, et les derniers mois jusqu’à 1,8 °C de plus que ces moyennes. La température de surface des océans a connu un réchauffement inouï à compter de la fin avril (+ 0,25 °C en la seule année 2023 à compter de fin mai, contre + 0,5 °C durant les 40 années précédentes).

La récurrence et la sévérité des sécheresses et inondations sont tout aussi spectaculaires. Rappelons que 1 °C de température moyenne supplémentaire signifie 7 % d’humidité atmosphérique de plus (grandeur théorique proche de la réalité désormais mesurée). La mortalité due aux chaleurs sèche et humide augmente. Les mégafeux avec leur pyrocumulonimbus sont un phénomène totalement nouveau. Avec le mégafeu australien de l’été austral 2019-2020, le pyrocumulonimbus s’est élevé jusqu’à 34 kilomètres d’altitude. C’est une surface forestière équivalant à la moitié de la superficie de la France qui est partie en fumée. En 2023, c’est l’équivalent de la surface d’un tiers de la France qui a brûlé dans la forêt canadienne, selon les données du Canadian Interagency Forest Fire Centre. Le climat n’est donc pas qu’une question abstraite et lointaine, mais une question immédiate qui commence à compromettre nos capacités de production alimentaire et qui conduit d’ores et déjà des compagnies d’assurance à refuser d’assurer notamment des communes françaises. Etc. Force est à cet égard de constater le décalage entre les COP Climat, les données sur lesquelles elles raisonnent et la réalité d’un climat qui a d’ores et déjà brutalement changé. Un décalage qui ne date pas d’aujourd’hui : Stefan Aykut et Amy Dahan, dans leur étude sur le processus des COP, parlaient déjà de « schisme avec la réalité [4] ». Organiser d’ailleurs une COP aux Émirats arabes unis avec à sa tête un ministre du Pétrole revient un peu à organiser une conférence sur l’avenir de la santé publique au cimetière du Père-Lachaise, présidée par une association parisienne de croque-morts. Et les résultats en trompe-l’œil de la COP28 le confirment : une sortie revendiquée des fossiles contredite par la mise en avant des « énergies de transition » (le gaz) et l’accent sur la capture-stockage du CO2

S’ajoutent à ces considérations les difficultés qu’ont éprouvées, pendant des années, les scientifiques du climat à parler aux populations. Pendant presque 30 ans, ils ont alerté sur un danger que pratiquement seuls les modèles rendaient tangible, ou peu s’en faut. Il y eut les premiers avertissements de la décennie 2000-2010, puis il fallut attendre la fin de la seconde décennie du siècle pour que, compte tenu de la non-linéarité du système climatique, le changement devienne rapidement et brutalement accessible à nos sens. Les modèles ont par ailleurs des difficultés à figurer les extrêmes, c’est pourquoi il convient de les recaler régulièrement. Lorsqu’en juin 2019, un village de l’Hérault connut un pic de température de 46 °C, cela surprit tout le monde. Deux ans plus tôt, l’étude de jeunes chercheurs de Météo France prévoyant des extrêmes de 50 °C à 55 °C dans l’Est de la France, avec pourtant le scénario maximal possible, avait soulevé beaucoup de scepticisme [5]. En simplifiant à peine, après chaque catastrophe, les scientifiques n’osaient pas, et ne pouvaient pas, faire un lien simple avec l’évolution du climat dessinée par les modèles [6]. Cela a probablement incité l’opinion à se détourner des questions.

De la catastrophe préventive à la spirale catastrophique : va-t-on (ré)agir ?

Qu’en est-il aujourd’hui de la Warnkatastrophe ? Nous n’en avons plus besoin, le présent étant déjà catastrophique et le futur étant en partie tracé. Une hausse limitée à 1,5 °C, conformément à l’objectif bas de l’accord de Paris, aurait exigé de ne pas dépasser une concentration atmosphérique de CO2 de 430 ppm (parties par million), alors que nous sommes à plus de 420 ppm avec une augmentation annuelle de plus de 2 ppm. Ce sans compter que l’année 2023 affiche déjà une moyenne proche de, ou supérieure à, l’objectif de 1,5 °C. Nous connaîtrons très probablement déjà des années à + 2 °C dès le début de la décennie 2040. Précisons qu’en passant de + 1,5 °C à + 2 °C (par rapport à l’ère préindustrielle), les événements extrêmes doubleront d’intensité. Compte tenu de l’inertie des systèmes naturel et sociaux, nous n’échapperons très probablement pas à cette perspective. Les émissions mondiales de CO2 en 2023 ont encore augmenté de 1,1 %.

L’incertitude me semble se situer ailleurs : du côté de la dégradation de la biodiversité et de l’accumulation des difficultés environnementales. Or, force est de constater que nous avons déjà connu, en matière de biodiversité, des Warnkatastrophen, sans guère d’effets non plus. Je n’évoquerai qu’une étude célèbre sur l’évolution des populations d’arthropodes en Allemagne [7]. Cette étude s’est appuyée sur 300 sites en prairie et en forêt, et a été conduite de 2008 à 2017. Le nombre d’individus capturés (prairies) s’est effondré de 78 %, en 10 ans seulement, et leur diversité spécifique a chuté de plus d’un tiers ; dans les milieux forestiers, la biomasse de ces êtres volants et rampants a perdu 41 % et la diversité d’espèces des individus capturés a décliné de 36 %. Il n’est pas difficile de comprendre que cette tendance est suicidaire ; or, il s’agit bel et bien d’une tendance, recoupée par d’autres études. Plus généralement, nous assistons ainsi à un effondrement du vivant autour de nous.

Pis encore, l’état inquiétant du climat et de la biodiversité doit être replacé dans le cadre plus général des limites planétaires dont six sur neuf ont été franchies [8]. Ce n’est pas le lieu ici de développer cette situation, je me contenterai de signaler qu’elle affole les spécialistes et laisse de marbre les décideurs politiques et économiques, tout comme le citoyen le plus souvent. Pourtant, les signaux inquiétants nous parviennent par exemple du côté de la production alimentaire mondiale que canicules, sécheresses et inondations chroniques, notamment, affectent de plus en plus. L’accumulation de tous ces facteurs est grosse de menaces vitales que nous ne saurions réellement et précisément prévoir. Mais force est de constater que cette situation n’induit pas de sursaut général et qu’elle débouche plutôt sur une fragmentation de la société, avec une minorité qui semble avoir compris et une majorité qui s’enferme dans une forme de déni, ou de sous-estimation au moins. Là encore, force est de constater l’échec de ce qui pourrait s’apparenter à des formes de catastrophes d’avertissement à nous faire bouger à la hauteur des problèmes qui s’accumulent.

Nous finirons bien par agir, par arrêter d’ingérer de faux remèdes telle l’hydroxychloroquine (préconisée lors de la crise Covid par des cohortes de charlatans), et comme il n’y aura aucun vaccin pour nous sauver, et que nous aurons laissé l’épidémie prendre des proportions effrayantes, il est à craindre que le prix à payer ne soit à la hauteur du déni massif et collectif où nous nous abîmons depuis quelques décennies, et même à celle de l’aventure humaine. Doit-on désormais redouter le « retour à la vie sauvage » évoqué dans la définition de la Warnkatastrophe par Peter Sloterdijk ? Une vision optimiste compte tenu de l’état de la biodiversité !

  1. Sloterdijk Peter, Le Remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu, Paris : Payot, 2023.

  2. Voir Bouttes Jean-Paul, Énergie. Une enquête de la revue La Pensée écologique, Paris : Presses universitaires de France (PUF), 2023, p. 115 et suivantes.

  3. Voir l’enquête originelle publiée en 2018 par le New York Times.

  4. Aykut Stefan et Dahan Amy, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris : Presses de Sciences Po, 2015.

  5. Voir Bador Margot et alii, « Future Summer Mega-heatwave and Record-breaking Temperatures in a Warmer France Climate », Environmental Research Letters, vol. 12, n° 7, 2017.

  6. Voir Jouzel Jean et Le Treut Hervé, Climat, Paris : PUF, 2023, p. 60 et p. 73-79.

  7. Seibold Sebastian et alii, « Arthropod Decline in Grasslands and Forests Is Associated with Landscape-level Drivers », Nature, vol. 574, 2019, p. 671-674. De façon générale, pour les populations d’insectes, voir la synthèse de Stéphane Foucart, Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes, Paris : Seuil, 2019.

  8. Richardson Katherine et alii, « Earth beyond Six of Nine Planetary Boundaries », Science Advances, vol. 9, n° 37, 13 septembre 2023.

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