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Mondes alimentaires : ouverture des jeux Ozempic

La chronique prospective de Sébastien Abis

Nous savons que la sécurité alimentaire mondiale est complexe à atteindre dans sa définition onusienne (quantité, qualité, accessibilité, disponibilité), s’avère fragile face aux chocs (climatiques, sanitaires, économiques, logistiques, géopolitiques — ce que les quatre dernières années ont bien illustré) et reste loin d’être universelle (près d’un milliard de personnes souffrent de la faim selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO] et deux milliards mangent sans aucune diversité nutritionnelle et sous le seuil calorique moyen recommandé par jour [1]). Deux éléments survenus en 2023 mériteraient d’être reliés et mis en perspective à propos des futurs possibles de cette sécurité alimentaire mondiale.

Le facteur démographique

Le premier concerne le franchissement de la barre des huit milliards d’habitants sur la planète, soit un doublement démographique survenu au cours des cinq dernières décennies. Or chaque personne demeure tributaire de nourriture pour vivre et se développer. La Terre attaque donc l’année 2024 avec deux milliards d’individus de plus qu’au début du XXIe siècle, sachant que ce siècle présente un caractère inédit dans l’Histoire : jamais nous ne serons si nombreux, avec un pic de population globale qui se situerait entre 2045 et 2085 selon les projections, mais qui pourrait osciller autour de 10 milliards dans cet intervalle.

Toutefois, pour la première fois, le monde va connaître un déclin démographique massif naturel lié à la chute de la natalité, avec comme conséquence une taille de population qui devrait diminuer à la fin du siècle. Ce phénomène pourrait même survenir plus tôt, quand bien même des disparités régionales seront accentuées entre des zones en perte de population et d’autres qui en gagneraient (y compris pour des raisons environnementales poussant des personnes à aller vivre là où les conditions climatiques le permettent encore). D’ailleurs, dans ce registre, nous devrions davantage intégrer cette hypothèse dans le cas du continent européen d’ici la fin de ce siècle.

Autrement dit, nous sommes actuellement dans une phase ascendante sur le chemin des difficultés. Les épreuves alimentaires sont devant nous, avec en miroir un véritable défi agricole qui s’annonce puisqu’il faut partout produire pour nourrir (à ce stade, pas d’alternative radicale et massive) mais, parallèlement, verdir les pratiques pour décarboner les économies et les modes de vie (sinon moindre viabilité planétaire après 2050 et beaucoup plus de risques à affronter). De cet horizon à grands traits balayé surgit la métaphore de cet Everest alimentaire à conquérir, non sans questionner notre capacité à en saisir l’immensité stratégique et à en faire une aventure collective [2].

Le boom des coupe-faim

Deuxième élément survenu en 2023 : l’irruption spectaculaire de coupe-faim avec la mise sur le marché de médicaments proposés par le laboratoire pharmaceutique danois Novo Nordisk, qui imitent les effets des hormones naturelles [3] pour aider à traiter l’obésité (Wegovy) et le diabète (Ozempic). Nonobstant le fait que ces produits utilisent un mécanisme d’action déjà connu [4], il faut constater que leur succès est aussi spectaculaire que les enjeux sont multiples. Depuis l’été 2023, l’entreprise est devenue la première capitalisation boursière européenne, dépassant un groupe comme LVMH et le produit intérieur brut du Danemark, avec plus de 400 milliards de dollars US. Elle a annoncé un chiffre d’affaires de 23 milliards d’euros et un résultat net de 7 milliards d’euros pour l’année 2023.

Outre la percée scientifique de ces traitements, qui permettent une perte de poids de 15 % à 20 % en quelques mois, il faut expliquer l’engouement par l’hypercommunication générée sur les réseaux sociaux, Instagram et TikTok en particulier, notamment en Amérique du Nord. Cette exposition a été galvanisée par des influenceurs qui ont relayé sur leurs comptes les vertus de ces traitements et ainsi touché des millions de personnes par ricochet. Aux États-Unis, 30 % des habitants sont obèses. Ils sont nombreux à être sensibles à la possibilité de pouvoir perdre des kilos, sans l’astreinte d’un régime alimentaire spécifique, mais par le biais d’injections qui stoppent l’envie de manger. De quoi pousser Eli Lilly, laboratoire américain, à accélérer ses démarches pour innover et lancer à son tour des produits concurrents nommés Zepbound et Mounjaro. Et tout cela en questionnant, non sans raison, l’industrie agroalimentaire.

Une nécessité : partager les ressources alimentaires

Pourquoi donc vouloir relier ces deux sujets, la barre des huit milliards d’habitants et ces coupe-faim ? Parce que les inquiétudes à propos de la sécurité alimentaire mondiale font l’objet de controverses récurrentes. Non sans raison, les peurs malthusiennes reviennent : nous sommes trop nombreux pour que la Terre supporte une telle charge anthropique. Certains estiment que pour protéger la planète et ses écosystèmes, il serait bon de faire drastiquement diminuer la population mondiale, d’une manière ou d’une autre. D’autres considèrent qu’il est déjà trop tard et que les foudres des désordres climatiques s’apprêtent à sévir ; d’ailleurs, plus vite ceux-ci frapperont, plus vite nous serons légions à succomber à leurs attaques, ce qui constitue — pourquoi pas ? — une solution pour retrouver un peu de sobriété sur ce globe maltraité par les êtres humains. Ces visions-là peuvent effrayer mais circulent de plus en plus. L’éco-anxiété peut parfois se doubler d’une aversion pour l’espèce humaine, dont le sort serait jeté : qu’elle décline là où la nature doit rejaillir. Nous laisserons ici chacun méditer sur la manière d’appréhender les transitions et sur la place à donner, ou non, à l’être humain pour réussir la soutenabilité de ces transitions.

À mi-chemin, avant de tels scénarios radicaux, nous pourrions considérer que la combinaison de considérations géopolitiques et climatiques appelle à ce que les sociétés développées redécouvrent l’inconfort alimentaire en ne consommant pas de tout, tout le temps, et en réduisant les quantités de nourriture qui souvent dépassent les besoins fonctionnels (ceux-ci étant bien entendu fonction des individus, de leur métabolisme et de leur équilibre énergétique). Un retour en arrière d’une cinquantaine d’années, pour comprendre à nouveau que l’alimentation a un coût, que les produits ne sont pas automatiquement disponibles en permanence et qu’il faut ne surtout pas gaspiller la nourriture. Autant le dire tout de suite : un tel programme a peu de chances de séduire grand monde, et pourtant il ne semble pas si excessif. Surtout si l’on considère qu’une partie de la planète veut sortir, elle, de l’insécurité alimentaire mortifère ou de la sobriété alimentaire dans laquelle elle se trouve prisonnière.

Ce siècle est redoutable car les codépendances s’affirmeront davantage : tout le monde ne peut pas vivre comme un Canadien ou un Européen, personne ne souhaite vivre moins bien demain, les changements climatiques amplifieront les interdépendances agricoles et alimentaires : il n’y a pas de planète B, ni pour le climat ni pour la géopolitique. Il va donc falloir comprendre que si la moitié du monde se développe davantage, l’autre moitié devra vivre autrement, ce qui ne veut pas forcément dire moins bien. Mais autrement.

Quelles voies de régulation ?

Allons-nous devoir établir des cartes de rationnement alimentaire au nom de la cause climatique et pour permettre à une population du monde de s’arracher de la faim ou de la précarité nutritionnelle ? Il s’agit d’un scénario peu probable, à moins que la situation de l’offre soit tellement dégradée que des restrictions forcées doivent être instaurées pour tenter de partager le peu de nourriture disponible. Nous ne sommes pas encore dans Soleil vert, ce film d’anticipation de 1973, qui d’ailleurs a fêté son 50e anniversaire l’an dernier et qu’il serait peut-être utile de revoir pour chercher des solutions, afin d’éviter d’avoir à vivre pleinement ce scénario noir à l’avenir. Plus largement, en matière d’équilibre alimentaire associé à des raisonnements écologiques, nous pouvons envisager que des transitions s’opèrent vers une plus grande part de végétal demain dans les assiettes du monde, pas toutes, pas tout le temps et assurément pas en même temps. Ce mouvement sera progressif, sélectif et différencié.

En revanche, plus brutale pourrait être la rupture que provoquerait l’irruption massive de coupe-faim, qui sortiraient du seul champ médical de traitement du diabète et de l’obésité, afin de conquérir un marché vaste de consommateurs soucieux de perdre du poids pour des raisons de bien-être et d’apparence. Certes, le prix constitue et restera un frein important, risquant d’amplifier des inégalités en matière de santé et d’alimentation [5]. Mais nous aurions tort de sous-estimer la dynamique potentielle de ces coupe-faim.

Plusieurs questions sont en effet sur la table… Pourrions-nous voir surgir une réduction spectaculaire de la demande alimentaire, à grande échelle, si ces traitements fonctionnent sur les personnes les plus concernées [6] et altèrent ce besoin calorique du quotidien, sans effets indésirables qui émergeraient au fil du temps ? Quel effet cela aurait-il sur l’offre agricole à proposer, si le marché alimentaire décline, et pas uniquement sur des produits de la junk food ? Cela pourrait-il être un levier d’atténuation de l’empreinte agricole sur les écosystèmes ? Cetaines personnes pourraient-elles privilégier les coupe-faim pour à la fois perdre du poids, soigner leur apparence et réduire leur impact sur l’environnement en « déconsommant » ? Combien de personnes dans le monde peuvent-elles véritablement faire fi des dimensions ritualisées et sociales liées à l’alimentation ? Celle-ci peut-elle ne plus du tout être associée à des notions de partage, de plaisir ou de découverte ? Ces coupe-faim, outre le fait qu’ils doivent être maniés avec précaution et n’ont d’intérêt thérapeutique réel que pour des patients précis, ne comportent-ils pas, également, des risques de nouvelle poussée anorexique chez ces utilisateurs qui en détournent le rôle médical [7] ?

Vers un scénario « alicament » coupe-faim ?

Ce qui est probable, c’est d’avancer dans ce siècle en ayant des options médicales pour réduire la sensation de la faim, ou plutôt le besoin d’un certain niveau calorique, à plus forte raison si les efforts physiques et les mobilités diminuent. Certains se diront sans doute ici que la pratique du jeûne intermittent constitue déjà en soi une forme de double engagement — nutritionnel et écologique — et qu’il n’y a pas nécessairement utilité à passer à un système de coupe-faim avec son lot d’injections (très coûteuses) à se faire. À ce titre, nous aurons aussi à suivre les paris en cours de certains chercheurs qui testent des capsules vibrantes et ingérables pour traiter l’obésité, en créant des sentiments illusoires de satiété, et qui mettent en avant l’argument financier pour pousser leurs travaux car ils veulent rendre leur solution accessible au plus grand nombre.

Mais laissons la porte ouverte à ce scénario : une équation où demain l’équilibre entre l’offre et la demande alimentaire sera en partie redéfini par la combinaison de variables nutritionnelles, médicales, esthétiques et écologiques. Et dans cette perspective, pourquoi pas des hypothèses comme l’introduction de microdoses de principes actifs comme le sémaglutide (Ozempic) dans certains produits alimentaires, voire beaucoup d’entre eux, afin qu’ils ne fassent pas grossir, etc. Soit une manière ici de confesser que les considérations géopolitiques ne seront peut-être pas les paramètres primordiaux pour penser les équilibres alimentaires de demain. Et pourtant…

  1. Le seuil d’environ 1 800 kilocalories par jour, qui varie d’un pays à l’autre en fonction des caractéristiques démographiques, est basé sur les normes nutritionnelles établies au niveau onusien.

  2. Lire Abis Sébastien, Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050, Paris : Armand Colin, février 2024.

  3. Tel le Glucagon-Like Peptide 1 (GLP-1) qui se trouve dans la dernière section de l’intestin grêle et signale au cerveau que vous devriez cesser de manger.

  4. Ozempic est un antidiabétique de la famille des analogues du GLP-1 à durée d’action prolongée. On retrouve également Victoza (liraglutide), Bydureon (exenatide) ou Trulicity (dulaglutide) dans cette famille médicamenteuse. Le principe actif de l’Ozempic est le sémaglutide ; il se présente sous forme de solution injectable utilisée dans le cadre du diabète de type 2 chez l’adulte, qui stimule la libération d’insuline quand le taux de glucose dans le sang augmente.

  5. En France, Ozempic coûte environ 80 euros en pharmacie : stylo prérempli multidose fourni avec quatre aiguilles, pour une injection par semaine, sachant que trois gammes de stylo existent (0,25 mg, 0,5 mg, 1 mg) ; les pharmaciens ne délivrent ce médicament que sur présentation d’une prescription médicale ; l’assurance maladie rembourse une partie de ce tarif, la mutuelle ou complémentaire santé pouvant, selon les contrats, prendre en charge le reste. Aux États-Unis, sans assurance médicale, le traitement mensuel revient à près de 900 dollars US.

  6. Selon l’Atlas mondial de l’obésité 2023, si les tendances actuelles se prolongent, quatre milliards de personnes devraient être en surpoids en 2035 dont environ deux milliards obèses, soit plus de 50 % de la population mondiale.

  7. Aujourd’hui, en l’absence de contrôle des ventes, les personnes qui ont véritablement besoin de ces traitements risquent de s’en trouver privées. L’augmentation du nombre d’utilisateurs peut aussi, par la dynamique de probabilité statistique, provoquer des événements tragiques, à l’instar de l’affaire du Médiator en France, pouvant mener à un arrêt de commercialisation par les autorités. Ce qui ne serait pas une bonne chose pour les patients concernés. D’ores et déjà, aux États-Unis, le département de la Santé évoque des effets indésirables qui préoccupent. Voir par exemple Dillinger Katherine, « FDA Looking into Reports of Hair Loss, Suicidal Thoughts in People Using Popular Drugs for Diabetes and Weight Loss », CNN, 4 janvier 2024.

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