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Pour une prospective systémique des métiers du lien et du soin

La chronique prospective de Yannick Blanc

Les activités, les professions et les institutions du secteur sanitaire, social et médico-social, que l’on désignera ici comme l’ensemble des métiers du lien et du soin sont aujourd’hui, en France, en situation de crise existentielle, c’est-à-dire confrontées à l’impossibilité de poursuivre leur activité et de répondre durablement aux besoins de la société qui sont leur raison d’être. Un rapide passage en revue des symptômes et des diagnostics portés récemment sur ces activités permet de mesurer l’étendue de la crise et de détecter les raisons qui permettent de la qualifier de systémique. 

Des symptômes multisectoriels

Crise de l’hôpital public : dans un rapport adopté le 12 février 2019, à la veille de la crise sanitaire, l’Académie nationale de médecine diagnostiquait déjà une « crise de perte de sens, crise financière, crise managériale et de gouvernance, crise structurelle et organisationnelle, crise sociétale et sociale ». Malgré les mesures exceptionnelles prises pour faire face à la crise sanitaire et le « Ségur de la santé », la Cour des comptes estime que, depuis 10 ans, la situation structurellement déficitaire des hôpitaux publics s’est traduite par un sous-investissement chronique et que le déficit s’est brutalement aggravé en 2022. La politique de fermeture de lits (« virage ambulatoire »), accentuée par la pénurie de personnel, non seulement dégrade les conditions d’accueil et asphyxie les services d’urgence, mais affaiblit aussi l’équilibre d’exploitation des établissements : « la réduction des capacités réelles d’accueil des patients de nombreux établissements pèse sur leurs recettes d’exploitation et sur la couverture de leurs charges fixes. Dans ce contexte, les conditions d’équilibre à long terme du cycle d’exploitation des hôpitaux publics restent encore à définir. »

Crise de la médecine de ville et de l’accès aux soins : malgré l’allègement progressif du numerus clausus, la démographie médicale est durablement déficitaire, remettant en cause la rationalisation du parcours de soins (11 % des patients n’ont pas de médecin traitant, dont 600 000 en affection longue durée). Les déserts médicaux sont particulièrement ressentis dans le monde rural, mais pas uniquement puisque 62,4 % de la population francilienne est confrontée à une offre de soins insuffisante [1], laquelle est par ailleurs une cause majeure de l’engorgement des urgences hospitalières. Le déclin de la médecine de proximité fragilise toute stratégie de santé publique tendant à mettre en avant la prévention et à faire face au développement des pathologies chroniques, ce qui suppose une approche globale et un suivi régulier du patient.

C’est au moment où les effets du vieillissement démographique s’accélèrent que la parution d’un livre [2] a suffi à révéler la crise du modèle de l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Celle-ci ne se limite cependant pas au secteur privé lucratif, qui a dû procéder à des recapitalisations massives après le scandale Orpéa, mais touche aussi le secteur public et associatif, dont 80 % des établissements sont déficitaires. Le lien entre l’insoutenabilité du modèle économique des établissements et la maltraitance institutionnelle qui y sévit est clairement mis en lumière par les rapports de la Défenseure des droits.

Malgré l’affirmation d’un virage domiciliaire et la préférence exprimée dans les enquêtes pour « vieillir chez soi », le secteur de l’aide à domicile est dans une situation comparable de sous-financement, de dégradation de la qualité du service rendu et de fragilité du modèle économique : 15 % des structures sont actuellement en liquidation ou en redressement [3].

Dans le monde entier, la crise de la Covid a eu un impact majeur sur la santé mentale, provoquant, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une augmentation de 25 % des troubles anxieux et dépressifs. Mais ce moment critique a frappé, en France comme ailleurs, un système psychiatrique inadapté à l’évolution des besoins et négligé par les pouvoirs publics : 30 % des postes de médecin sont vacants en psychiatrie ; il n’y a aujourd’hui qu’environ cinq pédopsychiatres pour 100 000 enfants, ce qui ne permet d’assurer des soins qu’à la moitié des 1,6 million d’enfants qui en ont besoin [4]. L’effet de ciseau entre l’accroissement des besoins et l’affaiblissement des structures de soins est constaté à l’échelle mondiale.

Enfin, le Livre vert du travail social s’interroge sur la dépréciation des métiers du « prendre soin » : « La baisse d’attractivité des métiers de l’aide et de l’accompagnement renvoie à un phénomène culturel et sociétal majeur, à savoir la faible valorisation de ces activités dans l’imaginaire collectif et dans la hiérarchie sociale des métiers. Trois facteurs peuvent, parmi bien d’autres aujourd’hui, expliquer la faillite sociétale de l’ensemble des métiers de l’aide, du soin ou de l’intervention sociale : une dépréciation symbolique de ces métiers dans l’échelle des valeurs d’une société individualiste et consumériste ; une difficulté pour les décideurs publics à apprécier la contribution permanente de ces métiers à l’équilibre vital de la société ; ce qui se traduit notamment par des rétributions dérisoires en regard de l’engagement personnel que supposent de telles activités professionnelles ; un manque de savoir-faire des acteurs du système social à faire entendre leur voix et à s’organiser collectivement pour faire valoir leur utilité sociétale, notamment en raison de leur difficulté à penser la fonction politique de leur activité. »

Le facteur commun à toutes ces crises sectorielles est la perte d’attractivité et la baisse du recrutement. Or, cette pénurie est un accélérateur de crise systémique, d’une part parce que le sous-effectif dégrade les conditions de travail de ceux qui restent, provoquant de nouveaux départs ; d’autre part parce le manque d’accès aux soins dégrade l’efficacité du travail social et que l’absence de traitement social compromet les parcours de soins, notamment en santé mentale, pour les maladies chroniques et la dépendance.

La disproportion entre les besoins et les réponses

D’innombrables articles, rapports et tribunes ont diagnostiqué les situations de crise, identifié des causes et formulé des propositions. Aucune des réponses envisagées ou déjà mises en œuvre ne paraît cependant à la hauteur du caractère systémique de la crise. Les mesures du Ségur de la santé, vite rattrapées par l’inflation, n’ont pas permis de rétablir l’attractivité des emplois hospitaliers. Elles ont dû être suivies en catastrophe de mesures destinées aux « oubliés du Ségur » du secteur médico-social et des métiers administratifs et techniques. La « stratégie nationale de mobilisation et de soutien aux aidants » annonce la création de 40 000 « places de répit » pour les aidants à l’horizon 2027, après avoir constaté que ceux-ci étaient estimés à… neuf millions (en intégrant toutes les formes d’aides auprès des proches). La « stratégie du bien-vieillir » annonce quant à elle la création de plusieurs dizaines de milliers d’emplois de soignants et d’aides à domicile sans que l’augmentation des rémunérations, indispensable pour rendre ces métiers attractifs, soit budgétée.

Le troisième rapport du Comité d’évaluation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté 2018-2022 relève que celle-ci n’a pas reculé en quatre ans mais s’est parfois intensifiée. Sur les 35 mesures prévues, quatre ont été intégralement mises en œuvre. Le rapport souligne que les travaux de concertation sur le revenu universel d’activité ont été suspendus et que la mesure ambitieuse de formation des travailleurs sociaux est peu avancée.

Le Livre blanc du travail social, publié le 30 novembre 2023, dresse enfin un constat particulièrement alarmant : « Rappelons-le, de manière simple et objective : sans les travailleuses sociales, plus d’un million dans nos EHPAD, crèches, maisons des solidarités, lieux d’accueil de l’enfance protégée ou à domicile auprès de nos proches en situation de handicap, il n’y a pas de politiques sociales, d’État-providence, il n’y pas de solidarité. Or, c’est déjà dans ce mur que nous sommes : à côté des difficultés financières liées à l’inflation ou aux défauts de certains modes de financement, le manque de personnel qui touche l’ensemble du secteur social dégrade les conditions de soin et d’accueil des personnes concernées, dégrade les conditions de travail de ceux qui sont en poste, mais surtout empêche d’offrir une quelconque réponse digne de soutien ou d’accompagnement à ceux qui, dans un grand pays comme le nôtre, sont en droit de l’attendre. »

La prospective, clef d’une approche systémique

Le caractère systémique de la crise ne tient pas seulement aux facteurs communs à toutes les crises sectorielles (rémunérations insuffisantes, management bureaucratique, inadaptation aux besoins émergents). Il tient aussi au fait que la crise de chaque secteur touche les secteurs voisins : ruptures de parcours, incompatibilité des procédures, non-coordination entre le suivi médical et le suivi social, etc. Mais c’est aussi la dimension systémique qui rend les réponses insuffisantes et donc inefficaces, le passage à l’échelle du rattrapage salarial pour l’ensemble des professions paraissant insoutenable du point de vue budgétaire. Enfin, le cadre de négociation permettant d’élaborer la réponse à une problématique professionnelle provoque des effets de bord (cas des oubliés du Ségur) et interdit de tenir compte des transformations émergentes d’exercice du métier : à quoi bon instaurer des règles contraignantes d’installation des médecins libéraux sans repenser au préalable les conditions d’exercice de la médecine de proximité ?

Entre la phase de diagnostic de la crise, aujourd’hui largement documentée et suffisamment consensuelle, et le catalogue ingérable des urgences, des revendications et des propositions, une démarche de prospective ouverte à la totalité des acteurs concernés permettrait d’articuler une vision prospective des besoins (vieillissement démographique, études épidémiologiques, facteurs de vulnérabilité sociale, etc.) avec une analyse évaluative des solutions ou innovations émergentes, qu’elles soient de nature thérapeutique, institutionnelle ou sociale. Voici, à titre d’exemple, quelques hypothèses qui pourraient être développées et mises en débat :

• L’approche populationnelle : partant du constat que les 25 % de patients atteints de d’affections de longue durée absorbent 44 % des dépenses de santé (et jusqu’à 60 % des dépenses de la Sécurité sociale) et qu’une part, non chiffrée à ce stade mais probablement significative, de cette population est aussi en demande de travail social, plusieurs expériences aux États-Unis et au Royaume-Uni ont montré que des établissements de prise en charge « à 360 degrés » de ces patients permettaient d’obtenir des résultats très satisfaisants en matière de cohérence de la prise en charge, de pertinence et de qualité des soins, et allégeaient d’autant la charge de l’accueil à l’hôpital. Le mode de financement de telles structures ne peut évidemment pas reposer sur le paiement à l’acte ou à l’activité mais nécessite l’élaboration d’un référentiel de performance dans la durée.

• Une telle approche ne se conçoit qu’à une échelle de proximité, dans le prolongement de l’organisation territorialisée en voie d’émergence avec l’expérience des CPTS (communautés professionnelles de territoire de santé), pilotée depuis 2017 par l’Assurance maladie. Celles-ci couvrent désormais plus de 53 % de la population et les projets en cours concernent 20 % supplémentaires. L’annonce de la création d’un service public départemental de l’autonomie et celle d’un service public de la petite enfance relèvent d’une approche analogue sans qu’une réflexion globale ait encore été menée sur l’émergence d’un paradigme territorial que l’on retrouve à l’œuvre dans les cités éducatives et les cités de l’emploi.

• Le trait commun à ces différentes expériences est que la gestion de l’individualisation du parcours du patient, de la personne vulnérable, du demandeur d’emploi, de la personne en formation, etc., implique de concevoir et d’organiser l’exercice collectif de métiers dont l’éthique repose souvent sur le principe du « colloque singulier » et du secret gardé, alors que le partage de données et la circulation d’un dossier unique sont désormais reconnus comme des prérequis. À cet égard, les rares expériences de coopératives de santé mériteraient une analyse attentive [5].

• Dans le domaine de la santé comme dans celui du travail social, le modèle séculaire dominant est celui de l’« établissement », défini par sa spécialité (pathologie, public, procédure), sa fermeture, ses règles internes et sa hiérarchie. Le contre-modèle du tiers-lieu, déjà très répandu dans les domaines du développement économique, de l’emploi, de la culture et de la formation, inspire quelques expériences dans le champ sanitaire et social. Dépourvu de définition théorique ou juridique, il se caractérise en tout cas par la cohabitation et la coopération d’activités et de métiers différents, et par la place reconnue au pouvoir de ses usagers. La CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) a lancé en 2022 un appel à projets « Un tiers-lieu dans mon EHPAD ». « Un tiers-lieu dans un EHPAD, ce n’est pas juste une pièce en plus. C’est une démarche globale qui vient interroger sa relation avec les personnes accueillies, les familles, le personnel, mais aussi ses interactions avec l’extérieur. Parce que vieillir ou porter un handicap n’est pas une condition absolue mais une réalité située dans un contexte culturel et social, la coopération et le partage d’expérience sont une clef indispensable pour faire face à ces défis. ». Les 25 tiers-lieux lauréats de l’appel à projets sont actuellement accompagnés par la CNSA.

La diversité de ces expériences, dont le fil rouge est la continuité du lien et du soin, permet d’esquisser ce que pourrait être un nouveau système ouvrant la possibilité d’une cohérence entre la réponse stratégique aux enjeux macro de la santé et du social, et l’impératif d’une conduite locale des pratiques. L’approche populationnelle invite à un traitement différencié des publics selon leur catégorie de risque, tandis que l’organisation territorialisée permet d’envisager l’accueil commun de toutes les situations de vulnérabilité et le dépassement de la distinction, décidément stérile, entre prévention, traitement et réparation.

  1. Selon l’Agence régionale de santé (ARS) Île-de-France, citée par Le Monde du 14 mars 2022.

  2. Castanet Victor, Les Fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés, Paris : Fayard, 2022.

  3. D’après Hugues Vidor, président de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire, interviewé dans le magazine Capital, 23 octobre 2023.

  4. Selon l’Uniopss, 5 octobre 2023.

  5. Lethielleux Laëtitia, Thénot Maryline et Deroy Xavier, « Les coopératives de santé : un nouveau sentier dans l’organisation des soins ? », Management & avenir, n° 100, juin 2018, p. 189-207.

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