« L’accélération du changement et la décentralisation des décisions caractérisent nos sociétés modernes, à un point tel que cela devient presque un lieu commun d’en parler. Il en découle un sentiment d’insécurité, sinon d’angoisse face à l’avenir, conséquence de ce que Hannah Arendt appelle la rupture par rapport avec la tradition et que Raymond Aron considère plutôt comme un scepticisme généralisé à l’égard des nouvelles philosophies de l’histoire qui ont remplacé les espérances chrétiennes traditionnelles. Le passé ne peut conserver ce rôle de guide des décisions et de l’action : à mesure que progresse la recherche historique, nous découvrons qu’il est plus complexe, moins « unifié » et moins linéaire que l’on se plaît à le croire, et nous décelons de plus en plus des discontinuités et des ruptures dans l’histoire. Nous prenons aussi conscience de l’impact durable qu’exercent plusieurs innovations sur les individus et sur les sociétés. Qu’il s’agisse d’une invention technologique comme la télévision ou d’une innovation d’ordre social comme les pensions de vieillesse, le monde qui nous entoure tend à devenir un monde « artificiel », en ce sens qu’il est davantage le produit de l’activité humaine.
Si l’on veut que l’homme puisse arriver à mieux contrôler les effets de ce monde artificiel qu’il s’emploie à créer de façon presque frénétique, il devient urgent d’éclairer les prises de décision par des recherches à long terme ayant un caractère global et axées sur la réalisation volontaire d’objectifs sociaux qui auront été déterminés de façon explicite et démocratique.
La prospective, en tant qu’approche nouvelle, cherche à répondre à ce besoin. Elle est une manière originale « de regarder à la fois au loin et de loin » une situation déterminée. C’est avant tout une attitude de l’esprit qui inverse le cheminement traditionnel, en partant des futurs possibles ou souhaitables pour revenir au présent. Les tendances passées et présentes sont utilisées « comme support à la réflexion » et non comme une cage qui emprisonne le futur dans les limites du présent. La prospective constitue un va-et-vient entre le présent et le futur, non pas pour prédire celui-ci mais plutôt pour aider une société à se construire un avenir désiré.
Parce qu’elle est une approche relativement jeune, la prospective a donné naissance à un nombre impressionnant de techniques et de méthodes dont les critères de construction et d’utilisation sont encore trop peu définis. En particulier, la méthode des scénarios, de plus en plus utilisée pour aborder les problèmes du futur, n’a jamais donné lieu, à notre connaissance, à une analyse systématique de sa structure, de ses éléments et de son application.
Dans les pages suivantes, nous voulons précisément présenter une critique conceptuelle de cette dernière méthode qui, employée fréquemment mais de façon différente par les chercheurs, risque de se retrouver avec une structure tellement vague et des éléments si disparates qu’elle perdrait toute son utilité. Il est donc nécessaire de faire le point pour tenter d’en préciser le cadre et d’en montrer les modalités d’application. »
