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Variations prospectives

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 406, mai-juin 2015

Au vu de son sommaire, ce numéro de la revue Futuribles peut paraître hétéroclite. Quel rapport y a-t-il entre la « gratuité » des villes, le capitalisme à l’heure des technologies de l’information et de l’économie collaborative, le statut des beaux-parents, les questions de ségrégation sociale, les négociations sur les retraites complémentaires et la construction d’une Union européenne qui serait enfin dotée des pouvoirs nécessaires pour peser réellement sur la scène internationale ?

À mes yeux, la réponse est évidente : le souci permanent qui est le nôtre d’offrir à nos lecteurs une analyse sans complaisance des mutations profondes du monde contemporain ; notre désir de pouvoir leur fournir quelques clefs afin qu’ils puissent se construire une représentation aussi fidèle que possible des transformations en cours, préalable indispensable à l’exploration des futurs possibles et à l’analyse des politiques et des stratégies à moyen et à long terme que les différents acteurs se doivent d’adopter.

Je n’en prendrai ici que trois exemples. « En France, écrit Isabelle Baraud-Serfaty, la ville est largement gratuite. Certains objets ou services sont totalement gratuits, tout le temps et pour tous » (par exemple, les jardins publics, la voirie, les locaux des écoles primaires) ou sont facturés à des prix très inférieurs à leur prix de revient (les transports publics urbains, la piscine, la distribution d’eau). En dépit des apparences, ces équipements et services ont pourtant un coût généralement ignoré des usagers puisqu’il est principalement imputé aux contribuables et aux propriétaires. Ne serait-il donc pas plus raisonnable d’afficher clairement ces coûts et la réduction consentie à ceux qui en bénéficient ? Au demeurant, l’auteur, en soulignant les menaces qui pèsent sur cette « gratuité », pose la question de son avenir et esquisse plusieurs pistes alternatives : la ville payée par les usagers dont l’accès serait donc tributaire de leurs revenus, la ville « freemium » assez largement fondée sur un usage astucieux de l’économie numérique, la ville « paramarchande » s’inspirant du modèle de l’économie collaborative. Cet article pose une vraie question et met en lumière des choix dont les dimensions économique, financière, sociale, éthique et politique sont rarement appréhendées, bien qu’elles soient cruciales pour l’avenir.

L’article d’Alain d’Iribarne sur « la nouvelle révolution industrielle », portant sur le nouveau paradigme productif apparaissant sous l’effet d’innovations tant technologiques que sociales et organisationnelles, ainsi que des exigences accrues dites de développement durable ou de croissance verte, lui aussi nous livre un décryptage des tendances lourdes et émergentes préfigurant, selon ses termes, un «?nouveau capitalisme triomphant?». À l’évidence, partant des mêmes ingrédients, il expose une manière de voir à maints égards différente de celle de Jeremy Rifkin qui, pour sa part, anticipe la mort du capitalisme (voir Futuribles n° 403). Le débat est ouvert ; il nous incombe de fournir à nos lecteurs les arguments de chacun, de sorte qu’ils puissent eux-mêmes se forger leur opinion.

De nouvelles négociations se sont engagées en France sur l’avenir des régimes de retraite complémentaire des salariés du privé (Agirc-Arrco), qui doivent trouver 5,5 milliards d’euros d’ici quatre ans pour équilibrer leurs comptes sans épuiser leurs réserves. Chacun des partenaires sociaux, comme il est de tradition dans ce pays, y défend une position différente, sans doute pour parvenir en définitive, une fois encore, à l’adoption d’un mélange de mesures paramétriques qui, au mieux, permettront de différer des réformes plus radicales comme celles prônées ici par Jacques Bichot.

Pourtant, de telles réformes structurelles sont éminemment nécessaires, s’agissant aussi bien des retraites que du marché de l’emploi, deux domaines intimement liés pour éviter que ne s’accroisse le déséquilibre entre le nombre d’actifs au travail et cotisants, et celui des inactifs allocataires. Au demeurant, si l’on adopte une vision systémique, l’on reconnaîtra aisément aussi que l’égalité entre les territoires dépend également de ces réformes puisque la richesse est essentiellement produite dans les villes, alors qu’elle est en grande partie dépensée dans les territoires à dominante résidentielle.

Ainsi, entre la ville et la campagne comme entre l’économie et le social, existent des liens étroits, des relations d’échange souvent à double sens qui, finalement, forment un système dont nous essayons de comprendre la dynamique. Discerner, au-delà de ce qui fait l’écume des jours, quels sont les moteurs et freins de l’évolution de nos sociétés, quelles sont les tendances lourdes et émergentes, les facteurs contribuant à leur pérennité, à leur inflexion ou rupture, afin d’explorer ce qui peut advenir, les enjeux qui y sont liés, les politiques et stratégies que les différents acteurs peuvent adopter : telle est la raison d’être de la revue Futuribles comme celle, distincte mais complémentaire, de l’association Futuribles International qui vient d’adopter un nouveau projet stratégique 2015-2020 que j’invite nos lecteurs à consulter (https://www.futuribles.com/media/uploads/plaquettefuturibles2015.pdf).

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Michel Albert, qui fut secrétaire général du comité Rueff-Armand sur « la suppression des obstacles à l’expansion économique » (1959), auteur de nombreux livres dont Capitalisme contre capitalisme (Paris : Seuil, 1991) – dans lequel il opposait avec une grande clairvoyance le capitalisme anglo-saxon au capitalisme rhénan -, notamment Commissaire général au Plan, président du groupe AGF, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, est décédé le 19 mars dernier. Nous perdons ainsi un ami dont les analyses étaient pénétrantes, l’engagement européen, la générosité humaine et le souci du bien commun exceptionnels, comme le concours qu’il apporta de longue date à Futuribles.

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