Revue

Revue

Changer d’ère

Cet article fait partie de la revue Futuribles n° 394, mai-juin 2013

Tous les gouvernements, notamment en France, affichent leur volonté de juguler le chômage et de relancer la croissance économique. Force est toutefois de constater leur échec et de se demander s’ils ne s’épuisent pas vainement à colmater les brèches d’un modèle de développement dépassé, inéluctablement condamné à disparaître.

Pour prétendre explorer les futurs possibles, identifier les enjeux à moyen et à long terme, définir une politique de nature à rendre possible le souhaitable, il faut commencer par essayer de se représenter le plus fidèlement possible la situation actuelle. Or il me semble que celle-ci fait l’objet aujourd’hui de deux interprétations radicalement différentes.

Les uns semblent manifestement considérer que la crise que nous traversons, certes particulièrement grave, demeure de nature conjoncturelle. Fondant de grands espoirs dans le retour d’un environnement international plus favorable, ils s’imaginent – semble-t-il – que l’adoption plus ou moins heureuse de quelques mesures paramétriques permettra de retrouver tôt ou tard le chemin d’une croissance économique plus vive, d’inverser la courbe du chômage, bref de revenir au modèle qui connut son apogée lors des Trente Glorieuses.

Je crains fort (c’est la seconde interprétation) que ceux-ci se trompent d’époque, qu’ils n’aient pas compris la vraie nature de la crise, inévitablement durable, et commettent deux erreurs majeures. La première concerne le diagnostic : cette crise en effet n’est pas, à mes yeux, de nature conjoncturelle, mais résulte du fait que nous sommes à la croisée de deux chemins, dans une phase de transition entre un modèle de société qui n’en finit pas de mourir et un autre qui peine à émerger. La deuxième erreur est en conséquence évidente : elle consiste à se cramponner à un schéma dépassé, les mesures adoptées s’avérant non seulement inefficaces, mais aussi contreproductives, puisqu’elles retardent l’effort d’adaptation et d’innovation que nous devrions faire.

Je ne m’étendrai pas longuement sur le bouleversement de la scène géopolitique et géoéconomique mondiale, dont l’épicentre manifestement se déplace de l’Atlantique vers le Pacifique. Je ne développerai pas davantage un des autres éléments qui me semblent majeurs : le fait que l’économie, a fortiori la finance, mais aussi les entreprises s’organisent désormais selon une logique de réseau à l’échelle mondiale, très largement déconnectée du cadre géographique étroit dans lequel opèrent les États (dont la souveraineté est du même coup sérieusement entamée).

J’insisterai davantage sur le fait que notre modèle de référence, celui d’une économie sociale de marché heureusement régulée par l’État et, le cas échéant, par les partenaires sociaux, est dépassé. Dépassé, comme je l’évoquais ci-dessus, parce que les frontières nationales sont devenues plus poreuses mais, surtout, parce que notre modèle de croissance économique – en particulier dès lors qu’il est adopté par les pays émergents – est à proprement parler insoutenable du fait, d’une part, de l’exploitation intensive de ressources naturelles rares, d’autre part des perturbations qu’entraîne cette « économie de l’abondance » sur l’écosystème.

Un des enjeux majeurs est donc non pas de renouer avec une croissance forte dont les indicateurs sont, du reste, sujets à caution. Il est davantage de nous orienter vers un modèle de développement plus économe en ressources, moins agressif vis-à-vis de l’environnement et porteur d’autres aménités plus en phase peut-être avec les aspirations des jeunes générations. Ceci n’est pas qu’un vœu pieux comme en témoigne, par exemple, l’adoption ici ou là d’initiatives s’inspirant de l’économie circulaire et de celle de fonctionnalité (privilégiant l’usage sur la propriété).

Un deuxième enjeu, évident à mes yeux, résulte de la crise du système français de protection sociale tenant, notamment, à la faible croissance économique, aux coûts résultant du chômage, à l’accroissement des dépenses d’assurance maladie et de retraite, ainsi qu’à l’impossibilité d’augmenter à due proportion les recettes du système du fait corrélatif du sous-emploi et du déficit sans précédent des comptes publics. Mais le problème n’est pas exclusivement financier ; il résulte aussi de la faible efficience de l’État protecteur et de la crise de confiance dont il souffre en raison de son incapacité à assurer l’indispensable solidarité entre et au sein des générations.

En affirmant cela, je n’entends pas remettre en cause les valeurs fondamentales sur lesquelles s’est construit le système français de protection sociale, mais souligner combien son organisation semble aujourd’hui dépassée, comme en témoignent les phénomènes d’exclusion sociale. Le modèle se meurt. Il est donc urgent de jeter les bases d’un nouveau contrat social plus équitable et davantage en phase avec les besoins d’une époque nouvelle et des jeunes générations, dont les aspirations ne sont pas nécessairement les mêmes que celles des générations antérieures.

Pour ne prendre qu’un exemple, il m’apparaît improductif et inacceptable de perpétuer un système conduisant inéluctablement à une opposition entre rentiers et exclus, incongru de persister à séparer le temps des études, celui du travail, celui de la retraite et celui des loisirs. Cela entraîne un gâchis dramatique des ressources humaines dans lesquelles il serait au contraire essentiel d’investir. Je ne peux pas, dans le cadre étroit de cet éditorial, développer davantage cette réflexion. Mais, si j’estime que nos gouvernants manifestement se trompent d’époque, je remarque en revanche que, partant du terrain, de nouvelles initiatives émergent qui traduisent opportunément le désir de nos contemporains de produire, de consommer [1] et de vivre autrement.



[1] Voir le projet d’étude Futuribles International « Produire et consommer en France en 2030 », site Internethttp://www.futuribles.com/fr/groupes/produire-et-consommer-en-france-en-2030.

#Changement social #France #Sécurité sociale