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La France des territoires, défis et promesses

Analyse de livre

Avec La France des territoires, défis et promesses, Pierre Veltz offre une analyse prospective stimulante. En l’ancrant dans le temps long et en s’appuyant sur sa connaissance fine des transformations socio-économiques, en particulier celles concernant la mondialisation et l’hyperindustrialisation, il déconstruit nombre d’idées fausses qui encombrent le débat public et parvient à énoncer en termes renouvelés les enjeux politiques de la France. Son hypothèse : nous assistons à un tournant local qui, bien négocié, pourrait constituer un levier déterminant pour l’avenir du pays et de ses territoires.

VELTZ Pierre , « La France des territoires, défis et promesses », L’Aube, février 2019, 176 p.

Comment caractériser ce tournant local ? Il s’incarne évidemment dans les nombreuses initiatives que l’on observe dans les territoires en matière économique, sociale et environnementale. Portées les institutions locales, des collectifs, voire des individus, ces initiatives traduisent une volonté de s’engager concrètement pour faire face aux inégalités comme au changement climatique et à ses conséquences. Elles sont d’autant plus remarquables qu’en parallèle l’État ne marque pas le même empressement pour respecter ses engagements environnementaux. Nombre de ces projets locaux reposent sur des modes de faire plus horizontaux et visent à obtenir des résultats tangibles. Qu’ils concernent l’énergie, les mobilités, l’agriculture biologique, l’alimentation, les paysages, l’environnement, ils s’inscrivent dans une recherche de proximité, de sociabilité, de soin, de partage de valeurs, de liens et de sens. Ce sont des réponses locales apportées à la perte du grand récit commun de la modernité. Elles font également écho aux attentes d’une nouvelle génération dont les aspirations s’écartent résolument de l’idéal de réussite et de consommation de leurs aïeux.

Cet engouement pour le local est facteur de promesses, mais aussi de menaces. Selon Pierre Veltz, il ne permettra pas seul de répondre au défi du changement climatique et de la transition écologique, et ne saurait remédier à la carence des États. Ses dérives qui mènent à une quête d’autarcie et de repli identitaire sont tout aussi contre-productives. L’intérêt de ce local réinvesti se joue dans son articulation avec la « communauté mondiale », permise par les réseaux de communication : les initiatives locales seront d’autant plus efficaces qu’elles sont partagées, discutées, enrichies par leur mise en commun, diffusées, soutenues et consolidées par des engagements concomitants des États et grandes organisations, aux niveaux national et international. Enfin, miser sur le local seul, dans un pays comme la France où les mécanismes de solidarité et de sécurité se jouent à l’échelle nationale, favoriserait l’accroissement des inégalités et la fragilisation de certains territoires.

On ne saurait pour autant comprendre cette ode au local sans considérer le contexte dans lequel elle s’inscrit. C’est par son analyse des évolutions de la production économique, de la mondialisation et de sa géographie que Pierre Veltz donne à ce tournant local la crédibilité requise. L’économie mondialisée ne repose en effet plus sur une division des tâches entre pays, avec d’un côté les concepteurs et consommateurs, de l’autre les exécutants, ni sur cette mondialisation à « grains fins » qui concilie chaînes de valeur mondiales et fragmentation extrême de la production, avec son lot d’incertitudes pour les chaînons locaux substituables à tous moments. Elle se fonde de plus en plus sur de vastes écosystèmes urbains régionaux, organisés autour de hubs concentrés et puissants, souvent des grandes métropoles. Parmi ceux-ci, le delta de la rivière des Perles en Chine, les régions urbaines de la côte ouest-américaine avec San Francisco-Los Angeles, Tokyo-Osaka au Japon ou, bientôt, Lagos au Nigeria… À cette échelle, ce n’est pas la métropole parisienne seule qu’il faut prendre en compte en France, mais ce que l’économiste appelle la métropole France, c’est-à-dire l’ensemble du système métropolitain français qui associe en réseau la capitale et les autres métropoles françaises. Vus du monde, le Mont-Saint-Michel, les Alpes, Bordeaux et Paris figurent dans la même région métropolitaine : effet de perspective, mais aussi conséquence des interdépendances territoriales et équipements de transport et d’échanges performants.

C’est ainsi de plus en plus ce qui se passe à l’intérieur de ces systèmes plutôt que leurs échanges avec le reste du monde qui est à prendre en compte : on n’est pas dans la démondialisation, mais déjà dans une rétraction des chaînes de valeur et une relocalisation de certaines activités, y compris de production. La hiérarchie du système global se transforme avec une réarticulation fine des différentes échelles, du global – pour les composants massifiés – au local – pour la finalisation, la personnalisation, la consommation. Dans le même temps, la production s’est considérablement modifiée avec ce que l’auteur nomme l’hyperindustrialisation [1], à savoir l’intégration de plus en plus forte entre industries, services et numérique qui, par bien des aspects, rend caduques tant nos mesures statistiques que nos manières de nous représenter l’industrie actuelle, avec les œillères de l’ancien monde. Ces systèmes métropolitains régionaux ont chacun des niveaux de polarisation-distribution différents : la répartition des activités dans les territoires qui les composent peut ainsi fortement varier, créant des situations plus ou moins équilibrées. Alors que le système londonien est extrêmement polarisé, avec un grand déséquilibre entre le développement de Londres et celui du reste du pays, le système français, contrairement à bien des idées reçues, fait partie de ceux où le niveau de distribution est le plus élevé, le plus équilibré.

Dans ce nouveau système économique, le capital physique est un facteur de production moins important que la qualité des infrastructures, la solidité et la justice des institutions, la richesse du capital humain et social. Le déterminisme spatial y est beaucoup moins prégnant puisque tout territoire, s’il sait s’organiser, s’équiper, valoriser ses activités et filières, former ses habitants et accueillir les ressources extérieures, construire du lien et de la confiance, fluidifier les échanges d’information, développer des complémentarités avec les autres territoires du système, peut s’intégrer et trouver sa place. Les territoires qui réussissent – et qui demain réussiront – sont ceux qui sauront concilier la dynamique des initiatives et projets locaux avec l’intégration dans le système régional métropolitain. Ceux qui sauront développer leur capacité relationnelle en capitalisant sur une expérience et une mémoire communes, sur la confiance et des valeurs partagées, sur une capacité à coopérer et à s’inscrire dans des relations de réciprocité. C’est l’autre dimension du tournant local dont Pierre Veltz vante l’intérêt tout en avançant qu’il pourrait être très favorable à la France.

Sans contester les inégalités entre personnes et territoires, tant objectives que perçues, l’auteur souligne que le pays figure parmi les moins concentrés et inégalitaires, dispose du niveau de distribution entre les différents territoires le plus important – en termes d’équipements et de services, de mobilité, d’échanges, de solidarité, de revenus -, et possède une culture territoriale affirmée, favorable à l’endossement de ce tournant local. Il ne s’agit pas de nier les difficultés françaises, en particulier les inégalités de moins en moins acceptables et acceptées, mais de les resituer pour rationaliser le débat et ajuster au mieux les réponses politiques à apporter. Pierre Veltz affirme ainsi avec force la nature sociale et culturelle des fractures françaises, en dénonçant les analyses souvent caricaturales qui les attribuent en premier lieu à une raison géographique, attisant de manière contre-productive les tensions entre territoires, alors que l’avenir de tous passe au contraire par un renforcement de l’intensité et de la qualité de leur coopération.

C’est ainsi un nouveau modèle de développement qui se dessine, et qui associe individus et capacité d’initiative locale – territoires et capacité relationnelle -, système métropolitain régional et capacité d’intégration et de rayonnement. Pour bien y figurer, la France doit lever certaines difficultés : favoriser l’investissement nécessaire dans cette économie de plus en plus intensive en capital ; ouvrir les frontières pour diversifier et consolider ses ressources, plutôt que les fermer ; reprendre une organisation territoriale que les dernières réformes n’ont pas suffisamment consolidée, en particulier à Paris ; en finir avec cette culture d’opposition entre territoires qui n’a aucun sens dans la métropole France ; retrouver enfin la confiance et l’envie d’avancer ensemble, en généralisant la coopération entre territoires, secteurs d’activités, acteurs publics et privés ; changer enfin, et ce n’est pas la moindre ni la moins urgente des priorités, de paradigme environnemental, en mettant la sobriété au cœur du développement, de la production à la consommation. L’essentiel de ce point de vue reste à faire.

 


[1] Voir Veltz Pierre, La Société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Paris : Seuil, 2017 (analysé sur le site de Futuribles. URL : https://www.futuribles.com/fr/bibliographie/notice/la-societe-hyper-industrielle-le-nouveau-capitalis/. Consulté le 8 mars 2019) (NDLR).

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